Carnet de route Afrique-Asie #8: La tente, terrier de l’homme

Publié le 18/11/2022

CARNET DE ROUTE (8) – Une fois la fermeture-éclair tirée, le monde extérieur disparaît. Rencontres dans le Sahara où on se défonce aussi à plein gaz.

Le Sahara s’étend à perte de vue. Le paysage minéral érode tout repère et nous envahit de sa formidable magnitude. Nos silhouettes mouvantes glissent imperceptiblement entre des massifs de dunes et des montagnes noires taillées par le vent en donjons imprenables. Nous longeons la chaîne de l’Akakus. A vélo, la distance parcourue remplace volontiers le calendrier, mais en ce jour de Noël, Nathalie accuse un coup de blues de ne pas se trouver en famille. On a beau errer « à l’autre bout du monde », on est d’abord constitué par sa culture, comme ces roches par leurs stratifications. A chaque nouveau départ, la route nous susurre que partir veut dire textuellement « se laisser aller »…

LE VENT DE FACE Le vent de face nous saoule et nous rend fou. La route craquelée par la chaleur nous secoue. L’immensité nous ensevelit. Une tâche blanche à l’horizon annonce une trace de présence humaine. Un check-post?

Le jeune policier, respectueux et l’air dubitatif devant Nathalie, s’approche de sa bicyclette et mime un mouvement de pédalier interrogateur. En toute logique, il lui semble hautement improbable qu’une femme pratique la bicyclette! Il touche sa veste, comme s’il filtrait une poignée de sable entre son pouce et son index, pour évoquer la fragilité des femmes libyennes. Il dévisage Nathalie plein de compassion, puis me jette un regard réprobateur…

OPINIATRETE Le soir venu, l’abri d’un acacia nous concède un peu de répit et du bois pour le feu dans cet univers rocailleux. Les formes noueuses des arbres qui pourraient traduire un aveu de faiblesse face à la sécheresse, expriment une opiniâtreté admirable. Nous y installons notre campement instinctivement, comme si nous en tirions quelque force bénéfique. La ligne d’horizon bleu claire soulignée par l’étirement des nuages, évoque à s’y méprendre, celui de la mer. Les flammèches des exploitations pétrolières dérivent comme des paquebots le long du « littoral ». Leurs longues traînées noires, infléchies par le vent, épousent la courbure de la terre.

A plus petite échelle, la fatigue rétracte nos corps et nous fonctionnons à l’économie des gestes. Nathalie prépare du pain saharien dans les braises tandis qu’une potée de lentilles bouillonne sur le réchaud. Dormir dans une tente procure un sentiment d’intimité, l’équivalent humain d’un terrier pour un animal. Une fois la fermeture éclair tirée, le monde extérieur disparaît.

VALLEE DE LA VIE L’approche d’Ubari, un bled (=village, mot d’origine arabe), de 25000 habitants, nous fait l’effet d’un grand bourg, chaotique et ensablé. On y parvient sans empressement, dans l’indifférence d’une frondaison d’arbres, de cabanons construits avec des portières de voitures, du fil de fer, des tonneaux aplatis, du plastique et des boîtes de conserve. Ubari marque l’entrée du Wadi al-Abyar (vallée de la vie, anciennement appelée Wadi al-Ayal, vallée de la mort, du fait de ses nombreuse nécropoles).

Bordé au sud par le massif du Msak Settafet, ce véritable jardin long de quelques 150 km a de quoi surprendre au milieu des sables. Des murs tressés de palmes abritent quelques plantations maraîchères, mais surtout du fourrage destiné aux bêtes. Sous des cabanes alignées, nous découvrons les couleurs écarlates des fruits et légumes qui manquent tant au désert. Ce n’est pas un hasard si les Garamantes y établirent autrefois le premier royaume d’Afrique du Nord et introduisirent le chameau ramené de Syrie par les Romains. Passant par là au deuxième siècle après J.-C., le géographe grec Ptolémée qualifia déjà cette région, qui commerçait esclaves et produits exotique, de « metropolis ».

A PLEIN GAZ Cette fois-ci, je suis bien forcé de reconnaître le rayon d’action limité d’une bicyclette, ce qui réjouit Nathalie, officiellement en « grève du vélo » et contente de sortir de ce long serpent de bitume unidimensionnel dont elle ne voit jamais le bout! Nous traversons l’impressionnant Erg Ubari en 4 x4. Un monde océanique s’ouvre à nous. Mais ce désert, dont notre image d’Epinal renvoie à la sérénité, est hélas devenu ici un vaste terrain de jeu bruyant. Des camions aussi puissants que des tanks assistent des motards qui se défoncent à plein gaz « hors de sentiers battus »…

Le projet mégalomane de la « grande rivière »

LA MERE DE L’EAU Les sommets de hautes dunes se reflètent dans des lacs cerclés de palmiers pour lesquels on se presse depuis l’Europe. Jusqu’en 1987, l’Oum-El-Ma (la mère de l’eau) et autres lacs étaient peuplés par les Daoudas (les mangeurs de vers). Ces hommes récoltaient la natron, un sel de sodium cristallisé, utilisés par les anciens Egyptiens pour momifier les cadavres, et qui sert également au tannage des peaux. Leurs femmes y pêchaient de minuscules crustacés qu’elles séchaient au soleil.

Au loin une zone militaire et son aéroport s’étalent sans vergogne, tout comme les champs de déchets, tristes mais désormais banals « signes de bienvenue » à l’entrée de chaque ville libyenne… Version théorique, « Le petit livre vert » de Kadhafi, aussi indigeste que « Le petit livre rouge de Mao » ou « Le livre de l’esprit » de Niasef (Turkménistan) ne donne pas de réponse à cette vision affligeante.

CATASTROPHE Une affiche du « Grand Leader » domine le premier giratoire de Sebha. Sur un fond de désert, il montre de sa main un grand tuyau. C’est le projet mégalomane de la « Great Man-Made river » (la grande rivière) qu’il a lancé le 28 août 1984. Pompant l’eau de plusieurs nappes fossiles à quelques 3000 mètres de profondeur au sud du pays (la réserve est évaluée à 30 ans), elle est acheminée sur la côte méditerranéenne par de gigantesque pipelines sur plus de 1000 km pour irriguer une fine frange de verdure de Tripoli à Benghazi. D’aucuns s’indignent contre ce projet pharaonique, semblable au barrage d’Assouan (Egypte) ou à celui des Trois-Gorges (Chine): gouffre financier sans fond? Catastrophe écologique annoncée? L’Egypte s’est d’ailleurs déjà plainte d’une baisse sensible du niveau du Nil imputable à ce projet!…

TEMPETE On n’entend que lui. Vent assourdissant qui mugit, arbres qui bruissent et cabrent, dunes qui « fument », traînées de sable qui balayent le macadam: la tempête menace. Recroquevillés sur nos bécanes ivres, nous serrons nos mains à nos guidons, car chaque passage de camion nous déporte. Le ciel cendré est saturé de grains en suspension. De vieilles Peugeot aux phares couverts de carton (comme protection) et surchargées de bottes de foin encore vert, traversent instable, ce paysage en transe qui parvient à les faire ralentir!

La route nous octroie finalement un ample virage et nous passons sans transition d’un mortel 12km/h à un bienheureux 30 km/h!

Claude Marthaler/Benghazi, kilomètre 4887