Carnet de route Afrique-Asie #76: Le Cambodge, ce pays qui revient de nulle part et que la corruption ronge.

Publié le 23/04/2024

CARNET DE ROUTE #76 – L’ombre des 2 à 3 millions de morts sous le régime de Pol Pot plane encore sur le Cambodge. Aujourd’hui, la corruption a pris le relais.

SIEM REAP

Du Laos, je me dirige vers la frontière cambodgienne avec David, un jeune cycliste américain qui a travaillé ces dernières années pour le Peacecorp aux Philippines, enseignant l’anglais et vivant dans une simple hutte. La route, déserte, ne semble mener nulle part, surtout pas dans un autre pays. Les bornes fraîchement peintes n’affichent aucun kilométrage. Pas même un drapeau, ni barrière ni panneau. Le Laos paraît si peu sûr de lui-même, s’excusant presque d’exister dans le concert des nations…

Puis apparaît la douane, un simple cabanon où l’employé nous réclame 10’000 kips (un peu plus d’un franc suisse) pour apposer le tampon de sortie sur nos passeports. Je refuse vivement. Nous patientons. Les deux dounaiers masquent leur embarras par de larges sourires, comme dans une publicité pour dentifrice. Mais devant notre décontraction feinte, ils saisissent notre détermination et obtempèrent. Leur sourire toujours accroché aux lèvres cachent cette fois-ci une défaite inhabituelle et leurs permet une sortie convenable sans erdre la face…

20 ou 21 dollars?

La réputations d’une personne ou d’un pays le précède souvent… « How much? » 21 dollars! No, 20! Dès la première seconde un dialogue de sourds s’instaure, mais le douanier cambodgien reste ferme, prenant un soin religieux à remplir des quittances, l’air de rien, habitué à ce que ces « chers » touristes se plient à son bon vouloir en n’y voyant d’ailleurs que du feu! Sur les murs de l’office, les gabelous se sont gardés d’afficher la liste des tarifs officiels des visas comme c’est le cas dans la plupart des postes-frontières. Ils ne se doutent pas un seul instant que je viens de calculer la somme totale de ses revenus illicites en mesurant la hauteur de sa pile de passeports, soit plus de 30 dollars, l’équivalent de son salaire mensuel officiel…

Face à son intransigeance, je bous intérieurement comme un volcan en éruption, retenant cette fois-ci mon émotion, à l’asiate, comme lui. Nous lui déposons nos passeports sur son vaste bureau et 21 dollars chacun pour un visa d’un mois. Il s’empare enfin du mine, colle mon visa et me le glisse avec flegme sans même relever ses yeux, comme tout bon bureaucrate. C’est ainsi qu’il laisse traîner les dollars en poursuivant machinalement son travail. Fatale erreur! Je m’empare de mon passeport avec un calme apparent pour découvrir aussitôt sur mon visa du Royaume du Cambodge, le chiffre de 20 dollars, la preuve de sa mauvaise foi. En un éclair, je saisis alors mon billet de 1 dollar non sans lui signifier ma victoire et prends mes jambes vacillantes à mon cou. L’employé en est soufflé, mais il est trop tard. Je sais qu’il n’osera pas me suivre, bien trop honteux d’avoir capitulé… Je ne laisse hélas aucune chance au pauvre David face à ce rat de cave, vert de rage, sûr qu’on ne le reprendra plus!

Un esprit justicier

Je ne suis maintenant plus au Laos, mais pas encore formellement au Cambodge, un pays rongé par une corruption endémique où le dollar apparaît d’entrée la seule loi en vigueur. A la vue des trois gabelous dans un cabanon, cela sent déjà l’arnaque. L’un d’eux appose méticuleusement sur mon visa les trois tampons requis pour mon entrée puis me réclame 1 dollar. « Pourquoi? Pour mon travail », affirme-t-il avec hypocrisie, pianotant de ses doigts pour me faire comprendre la dureté des sa mission! Je monte sur mes grands chevaux, déterminé à ne pas me laisser rouler dans la farine: « Vous recevez un salaire de votre gouvernement pour votre travail. Attention, j’appelle mon ambassade. Je connais les lois cambodgiennes. Vous n’avez strictement aucun droit! »

Les trois employés, soudés par la même paresse, tressaillent. Mon passeport m’est aussitôt rendu. Animé par un esprit justicier, je les menace de ne as refaire leur sale coup à David qui se trouve à mes côtés, lui épargnant ainsi de payer cette commission illégale. Passant la barrière de la douane, je pédale sans me retourner et m’arrête essoufflé à la première borne. David me rejoint un peu plus tard. Il fait 40 degrés et bien plus dans nos coeurs. Nous partons d’un grand éclat de rire.

Le sinistre souvenir de la prison S-21

Le Cambodge revient de loin: bombardé par les Américains durant l’ère Nixon-Kissinger, décimé et traumatisé par le régime de Pol Pot (1975-79) puis occupé par l’armée vietnamienne jusqu’en 1989. Comme le Laos, le pays subit aujourd’hui la domination notoire de ses influents voisins. Les Khmers rouges appliquèrent à l’extrême les principes du maoïsme. Voulant créer un homme nouveau, ils firent table rase du passé. Ses guérilléros, souvent adolescents, vidèrent les villes de leurs populations, les pillèrent, éliminèrent les intellectuels et les membres de l’ancien régime. Ses quatre principaux dirigeants qui avaient la plupart étudiés en France et raté leurs examens, inventèrent un nouveau vocabulaire, supprimèrent la valeur de l’argent, brûlèrent les livres et toute la technologie venant de l’Occident… à l’exception des canons et des fusils. Une idéologie radicale basée sur une incompréhensible adulation de la culture du riz qui aurait dû, en théorie, générer une toute autre forme de richesse. Une paysannerie souvent illetrée qui obtenait soudainement tous les droits et que l’on surnommait les « gens de la base » par opposition aux « gens nouveaux » venus des villes, mentalement « corrompus ». A la pointe de la pyramide trônait une nébuleuse: l' »Angkar Lem », l’organisation suprême qui décidait de tout.

Rangées de palmiers, vérandas, cours intérieure, ce sobre et banal lycée aux murs blanchis construit en plein centre de Phnom Penh dans les années 50, servit de prison et de centre de torture principal aux Khmers Rouges à partir de mai 1976, sous le nom secret de S-21. J’ai la gorge serrée en parcourant ces pièces vides avec juste un lit, des fers pour passer des pieds et une boîte de munitions qui servait de toilettes.

Pendant des années un déferlante de terreur inonda ces pièces de cris et du sang des victimes. Aux murs, quelques photos terrifiantes de corps en décomposition, écartelés. Comme les nazis, les bourreaux photographiaient les visages de leurs victimes, une à une, avec une minutie chirurgicale. Aujourd’hui, il ne reste que leurs portraits collés les uns contre les autres: des visages émaciés, des regards vides, perdus, rongés par la peur.

La langue française manque de mots pour exprimer la cruauté extrême des méthodes de torture. Les poignets ligotés dans le dos, les prisonniers étaient souvent soulevés en l’air par une corde et une poulie jusqu’à perdre connaissance puis leur tête trempée dans du purin pour les réveiller. « Vous devez répondre immédiatement à mes question sans prendre le temps de réfléchir. Quand vous êtes fouettés ou électrifiés, vous ne devez absolument pas crier. » (Extrait du règlement en 10 points de S-21).

Plus de 17’000 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards y furent torturés avant d’être exterminés. Quand les troupes vietnamiennes parvinrent à S-21, ils ne retrouvèrent que 7 survivants.

A 15 kilomètres de Phnom Penh, les Cambodgiens ont édifié un stupa rempli de crânes en mémoire des victimes. Des camions bâchés emmenaient régulièrement des prisonniers de S-21 pour les exterminer en les assommant sur la nuque, pour économiser les balles. Des infâmes « killing fields », il ne reste que des tranchées gorgées d’eau où les victimes furent enterrées.

Aujourd’hui, touristes et Cambodgiens visitent ces lieux dans un silence recueilli, hantés par le souvenir des leurs ancêtres, chaque famille ayant au moins perdu un des ses membres. Le régime de Pol Pot a décimé entre 2 et 3 millions de Cambodgiens, soit un quart de sa population.

Claude Marthaler, Siem Reap, Cambodge, 30 juillet 2008, km 34300

in La Liberté, 9 août 2008