Carnet de route Afrique-Asie #75: Le petit Laos se fait grignoter à toute vitesse par ses puissants voisins.

Publié le 16/04/2024

CARNET DE ROUTE #75: La Thaïlande et le Vietnam lui vendent ses marchandises alors que la Chine luis construit ses infrastructures. Avec des vues à moyen terme

SIEM REAP

A Vientiane, Justin m’accueille dans l’immense maison en bois de teck qu’il loue au bord ud Mékong – une maison de rêve pour un écrivain. Une pause salutaire pour le cycliste qui n’arrête pas de changer de chambre d’hôtel. Après huit ans dans le business, ce Canadien a tout plaqué pour mener une vie plus libre et sauvage, vivant paradoxalement du stock market, travail pour lequel il n’a besoin que d’un ordinateur portable pour suivre le cours de la bourse.

Héros inconnu, c’est pourtant lui qui par un spectaculaire geste de bravoure avait épargné la vie à un Chinois battu à terre par un groupe de Tibétains et l’avait conduit à l’hôpital le plus proche durant les émeutes du 14 mars dernier à Lhassa (lire Ambiance d’après-guerre à Lhassa, Guido Perrin in La Liberté, 27.03.2008). il me montre avec méfiance une dépêche de l’agence Xinhua ou le miraculé fait appel pour retrouver son sauveur. « Je ne veux en aucun cas qu’ils m’utilisent! » dit-il, très suspicieux à l’égard des médias chinois. Quelques mois plus tôt, il voulait ouvrir un bar à Lhassa « pour le fun ». Et peu de temps après que je quitte la ville, il s’est lancé tout seul dans l’ascencion du Noji Kangsang (7191 m) par la voie normale, sans réelle expérience de la montagne dans le but de gravir l’Everest en solo dans l’année qui suit. Après avoir atteint le sommet, une furieuse tempête se déchaîna. Si bien qu’il se perdit et descendit par erreur sur un versant inconnu, contraint de passer la nuit à 6800 m d’altitude.

Doigts gelés au 4ème degré

Au petit matin, le vent s’était assagi, mais ses deux pieds ne formaient alors plus que deux masses de plomb. Au prix d’efforts démesurés, il atteignit finalement l’hôpital militaire de Lhassa quelques jours plus tard.

Aujourd’hui, ses deux gros orteils et d’autres doigts de pied sont encore noirs, gelés au quatrième degré. C’est étrange de le retrouver dans ce sale état, au milieu des tropiques, entourés de grimpeurs-nés: ces paresseux geckos, collés aux parois par leurs pattes ventouses. Justin récupère, prend des cours de français, mais n’en démord pas de vouloir un jour grimper l’Everest, même si le monde entier s’est si violemment arrêté à ses propres pieds…

Je repars donc gonflé à bloc, plein sud pour un non-stop jusqu’à la frontière cambodgienne. La musique me manque sur cette route droite, infini et étincelante de soleil. Un MP3 chasserait mon ennui, me ressusciterait à une seconde vie, comme une machine à remonter le temps pour effacer toutes mes turpitudes. L’ennui est souvent évacué des récits de voyage, comme un tabou encombrant. Mais combien d’heures parfois faut-il passer en selle pour enfin vivre une rencontre ou un paysage étonnant!

Aux heures chaudes, les mères actionnent les berceaux de leurs nouveaux-nés à côté de leurs métiers à tisser, à l’ombre de leurs maison de bois sur pilotis et de leur antenne satellite. Les hommes s’enfoncent dans leurs hamacs. Le pays tout entier qui s’assoupit semble se retirer du monde, temporairement insensible à toute influence extérieure. Mais le soir venu, à l’intérieur de chaque demeure, les familles se réunissent devant un soap opéra thaïlandais diffusé par leur télévision. C’est l’avancée inexorable d’un monde artificiel d’images et de sons qui touche le moindre recoin de la planète. Ce qu’on appelle plus communément le progrès…

Une « Chinatown »

Derrière l’atmosphère de tranquillité qui enveloppe le petit Laos, le pays se fait grignoter par ses puissants voisins. Mais contrairement à la colonisation française, ceux-ci s’établissent pour durer. La Thaïlande et le Vietnam lui vendent ses marchandises, la Chine lui construit ses infrastructures. Ainsi, aux abords de Vientiane, le géant jaune est en train de construire gratuitement au nom de la sacro-sainte « amitié entre les peuples » les installations sportives de la capitales où se tiennent les 25ème Jeux sportifs d’Asie du Sud-Est (SEA Games) en décembre 2009… en échange d’une Chinatown de 10’000 familles! C’est encore elle qui a construit l’an dernier la route atteignant les berges du Mékong et installera tout son réseau de téléphonie mobile. Elle qui prête de l’argent aux paysans leur promettant à long terme des revenus mirobolants en plantant des hévéas. Là où personne, pas même la Banque mondiale n’ose prêter, devant l’effondrement pressenti du cours du pressenti du cours du caoutchouc…

Le tourisme qui transforme tout de fond en comble

Le Laos détient aussi le triste record d’avoir été le pays le plus bombardé par habitant de toute l’histoire humaine. Dans une guerre secrète menée par la CIA jusqu’à fin 1971 visant à couper le ravitaillement du Vietnam du Sud par la piste hô Chi Min servit de base clandestine aux pilotes chargés de lâcher des obus, 280 millions en tout, chacun contenant plus de 600 mini-bombes à fragmentation. Le tiers d’entre eux, inexplosé, tue encore chaque année, principalement des enfants à la recherche de métal de qualité (dont le prix croît) qu’ils pourront revendre à 2000 kips le kilo (l’équivalent de 25 centimes suisses) à la Chine ou au Vietnam (L’ONG COPE, https://copelaos.org/, vient en aide aux victimes d’explosion et est active dans le déminage).

Et puis, le tourisme transforme aussi de fond en comble « le pays du million d’éléphants ». Depuis un peu plus de dix ans, l’omniprésence de l’eau en bouteille et de l’internet, ici comme ailleurs dans le monde, a modifié le rapport à la santé, au temps et à l’espace, supprimant le véritable détachement autrefois si apprécié par tout voyageur au long cours. A Veng Viang par exemple, les voyageurs jouent à Robinson Crusoé, se laissant glisser dans sa rivière sur des chambres à air de camion, du « tubbing » comme on dit.

Ses cafés affichent parfois un « recommended by Lonely Planet », le guide phare, devenu au fil des années la bible du voyageur. Les backpackers fatigués d’un long trajet en bus, s’affalent sur des coussins et regardent la même pitoyable série américaine « Friends » sur des écrans de télévision.

Dès la tombée du jour, d’autres s’inventent de nouvelles tribus sous des huttes, autour d’un feu de bois. Des femmes occidentales se pavanent en tenue de soirée ou en costume de bain dans ce pays si prude, comme tant d’autres en Asie. La musique techno et la bière qui coule à flot ne sont jamais loin. Quel voyage insensé pour retrouver passivement le confort de chez soi, moins cher et sans contraintes!

C’est le règne de l’hédonisme absolu, un monde appauvri de son imaginaire, le bannissement de toute curiosité où l’on se « fait » l’Asie du Sud-Est en quelques semaines. Désormais un ghetto touristique, formaté et complaisant, qui se reproduit à la vitesse d’un microbe: un phénomène de globalisation. Le voyage, essoré de son suc, devient alors pure consommation, un miroir peu reluisant de l’Occident où je ne me sens pas à ma place. Je préfère reprendre la route. Comme l’écrivit Peter Sloterdijk: « Pour moi, le vélo, c’est le retour au stade du chasseur qui passe ses journées à courir dans la savane et qui est constamment ivre d’effort (in Entretien avec le philosophe (et cycliste amateur) Peter Sloterdijk, Courrier international, 17 juillet 2008Hebdo no 294, repris et traduit du Spiegel).

Claude Marthaler, Siem Reap, Cambodge, 30 juillet 2008, km 34’300

in La liberté, 8 août 2008