Carnet de route Afrique-Asie #73: Dix policiers pour un cycliste

Publié le 03/04/2024

CARNET DE ROUTE #73 – En Birmanie, la police, infatigable, s’est relayée pour escorter Claude Marthaler. Comme si un simple cycliste faisait trembler une dictature.

CHIANG MAI

« Je vous accompagne pour votre sécurité » me dit le jeune flic à moto qui me conduit à l’hôtel de Pyinmana (Birmanie) où, politesse oblige, on me répond évasivement qu’il « n’est pas assez confortable pour un étranger », « hélas plein », mais en réalité fermé aux étrangers.

Fatigué, je m’attable au restaurant voisin et me vois soudainement régresser dans la Chine d’y il a douze ans où un étranger représentait d’abord un problème dont il fallait se débarrasser au plus vite.. Presque aussitôt, trois jeunes policiers s’asseyent en face de moi et me réclament mon passeport. Ils sortent leur carnet de notes et gribouillent comme de jeunes élèves appliqués qui déchiffrent avec difficulté une langue étrangère et ont peur de commettre la moindre faute.

Tous les incapables

Le patron du restaurant qui se moque discrètement du ces dangereux sbires, m’invite pour le petit déjeuner le lendemain matin. Puis ils m’escortent au poste de police de Pyinmana, un chef-d’oeuvre n’inefficacité. Un résidu de l’époque coloniale britannique qui flotte hors du temps et semble rassembler tous les incapables de la région.

Leur chef me tend un cahier d’écolier en me demandant suavement: « Voudriez-vous bien inscrire vos coordonnées pour ma collection des étrangers de passage? » Une femme donne la tétée à son enfant. Je n’ai qu’une seule envie: dormir, comme ce policier étendu de tout son long sur un banc, la casquette posée sur son visage.

Il y a des jours où le voyage à vélo est bien peu gratifiant. Attendre sans rien attendre et sans jamais ressentir une once de culpabilité. Ma rage monte d’un cran et je finis par exploser. J’incendie toute la brigade de propos au vitriol et menace de quitter le poste en furie. Le chef se retient de perdre son imperturbable face en bois de teck et ne trouve que deux mots à redire: « Go away! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais c’était sans compter sur son obstination, un trait de caractère national…

A l’étranger de deviner

De peur, ces professionnels de la filature me suivent maintenant à distance respectable, armés de leurs quatre outils favoris: la moto, la montre, le carnet de notes et le talkie-walkie. D’ordinaire, le Birman parle peu, il esquisse et suggère, silences et gestes à l’appui son non-dire. A l’étranger de deviner. Un seul ose encore s’approcher de moi: « Où allez-vous? » « Je n’en sais rien! »

Un businessman surgi de la nuit, de mèche avec la police, intervient toutefois en ma faveur. Je finis par me laver à une pompe à eau et dormir sur la banquette arrière d’un camion dans l’enceinte de son entreprise de transport. Une journée mammouth se termine…

Si peur de moi

A une heure du matin, le chef revient pourtant à la charge. Le faisceau conjugué de trois lampes m’aveugle le visage comme un voleur pris en flagrant délit. Pour se donner de la contenance, l’inspecteur empoigne mon passeport en tous sens, pour la énième fois. Cherchez l’erreur! « Dix policiers pour un cycliste, avez-vous si peur de moi? »

Mais cette fois-ci, je conserve un ton neutre, le sommeil effaçant toute trace de colère. Et finalement il me laisse en paix en quittant les lieux à l’asiate, sans mot dire…son embarras miraculeusement noyé dans le silence nocturne. « Rappelez-vous de profiter du voyage pas à pas, moment par moment. Il n’y a pas de raccourci », écrivit Steve DeMasco.

Plus tout à fait utile

Infatigable, la police se relaie pour m’escorter à moto comme leurs compères égyptiens en voiture, comme si un simple cycliste faisait trembler une dictature. Du cup, je ne me sens plus tout à fait inutile…

A chaque fois, le même scénario se répète: je m’arrête pour pisser, boire un café, manger, faire la sieste sous un arbre et ils s’immobilisent. Je les reconnais sans équivoque à leur antenne de talkie-walkie qui dépasse de leur longyi. Bienvenue à la désormais « République de l’Union du Myanmar », qui compte, rassurez-vous, autant de mouchards que de pagodes…

A la faveur de la nuit, je parviens parfois à tromper temporairement leur vigilance. Alors que ma moustiquaire est suspendue au bord d’une stupa, le bruit d’une moto se fait entendre. Le chef du service d’immigration locale se présente: »May I help you? » me demande-t-il poliment. « May I help you? », une formule inscrite sur le fronton de tous les postes de police du pays et dont les Birmans ne manquent jamais de se moquer. « Oui, laissez-moi dormir ici. » »C’est dangereux! » se plaît à affirmer le commissaire. « C’est l’endroit le plus sûr du monde, car je peux prendre refuge au pied du Bouddha. »

Visiblement touché par cette réponse qu’il n’attendait pas, ile me demande: « Etes-vous bouddhiste? » puis disparaît en catimini… Bien d’autre fois, je serai délogé de monastères où l’abbé est en devoir d’informer la police, puis éconduit en voiture vers un hôtel d’une ville plus importante, avec le sourire mais avec fermeté.

Claude Marthaler, Chiang Mai, Thaïlande, 5 juin 2008, km 31266

Les étoiles du ciel… sur les épaules des généraux

Le sentiment des Birmans face à leur junte militaire au pouvoir depuis 1962, passe aujourd’hui de la colère à la haine, malgré leur fois bouddhique, qui prêche la tolérance, empêche toute forme de violence et les console. Puisque « Le monde est impermanence », l’armée devra bien un jour quitter le pouvoir… L’homme est une denrée périssable.

Obnubilés par les résultats truqués d’avance de leur référendum et leur attitude de repli obstinée, refusant toute aide étrangère occidentale, les généraux tuent leur propre peuple. Un gâchis humain et économique sans nom. Solidaire des victimes du cyclone, les Birmans n’attendent plus rien de leurs autorités et s’organisent en convois pour porter une assistance privée aux populations. Un mouvement freiné par la mise en place d’innombrables points de contrôle. Personne n’est dupe en parcourant le « New light of Myanmar », le journal officiel en langue anglaise qui transforme les généraux sanguinaires en donateurs généreux, comme des papas de la nation…

Un budget de la défense huit fois supérieur à celui de l’éducation, un avenir confisqué. « Après le Sein (le diamant en langue birmane, en référence à Saddham Hussein), ce sera le tour du Schwe (l’or, pour imager le senior général Than Schwe)! », rétorquent les Birmans…

A trente kilomètres au nord de Yangon, les premiers signes du cyclone Nargis des 2 et 3 mai se font voir: arbres déracinés ou coupés, pylônes électriques couchés. Yangon pleure ses arbres parfois vieux de 50 ans. Au bout de l’avenue, un soldat de « l’anti-terrorisme taskforce » m’arrête énergiquement. J’allais droit , et sans le savoir, vers la demeure de Aung San Suu Kyi, qui vient d’être assignée à résidence le 24 mai, à un an de plus… la treizième sur dix-neuf depuis le retour volontaire de la très respectée « The Lady » en Birmanie.

La quasi-absence d’éclairage publique à Yangon renvoie l’importance de l’ex-capitale à une ville de province, délaissée par le pouvoir, meurtrie par le cyclone. A sa sortie, un portique géant annonce « Towards a New Modern Developped Nation » tel « 1984 », la fiction prémonitoire de Georges Orwell. Un Birman me l’exprime ainsi: « Les généraux ont volé toutes les étoiles du ciel pour les mettre sur leurs épaules! »

La conduite autistique des généraux ne mène nulle part. De Mao à Ho Chi Minh, elle a tué des millions de personnes. Imprévisible et opaque comme une averse de mousson, le Myanmar pourrait bien un jour – qui sait? – payer son attitude inconsidérée d’isolement, tel le Tibet, par une annexion pure et simple de la Chine… Napoléon affirmait déjà à son propos: « Il faut faire attention au dragon qui ouvre l’oeil. » CM

in La Liberté, 11 juillet 2008