Carnet de route Afrique-Asie #71: 400’000 moines en Birmanie
Publié le 20/03/2024
CARNET DE ROUTE #71 – Dans ce pays qui compte 58 millions d’habitants, les moines s’en vont chaque matin quêter leur nourriture auprès des commerçants ou des privés.
CHIANG MAI
« Comment va le pays? » Le bouquiniste d’Hsipaw en Birmanie s’avise que personne ne l’observe ou ne l’écoute pour me lancer amèrement: « De mal en pis! Big brother is watching you! » Sa devanture présente de la littérature bouddhique et plusieurs livres de George Orwell (ndla: George Orwell vécut et travailla en Birmanie comme flic dans les années 1930, expérience dont il tira le récit Une histoire birmane, col. 10/18, 2001).
Juste devant nous, un groupe de femmes en sarong, fleurs de jasmin et peigne passés dans le chignon, traverse la rue. « Bienvenue au roman 1984, c’est exactement ici! Tiens regarde le panneau là-bas qui incite les citoyens à voter oui à la nouvelle Constitution le 10 mai prochain. Ils l’ont planté durant la nuit, alors que je m’en revenais de la première prière à la mosquée. Si tu le photographie, tu auras des problèmes. »
Pas peur de parler?
Dans les bureaux de vote des villages traversés, les hauts-parleurs diffusent tour à tour des de la musique ou des slogans progouvernementaux. Des délégués au vote les ont déjà parcourus pour rencontrer les vieux et tenter d’obtenir des pré- votes favorables. Nul besoin d’être prophète, les jeux sont pipés d’avance. En effet, quelques semaines plus tard, 98,12% de l’électorat votera oui à 92,4%!
« Vous n’avez pas peur de parler? Vour n’avez jamais séjourné en prison? » Je le serais à Mandalay ou à Yangon, mais vous savez, ici tout le monde se connaît. On se parle d’homme à homme. Notre petite ville est divisée en deux camps. En réalité, bien des membres de la police et de l’armée nous aiment. Ils ont même voté en 1990 pour la National Ligue for Democraty (NLD) dont je suis le secrétaire local. Ils font leur travail. C’est tout. »
Il se reprend: « Mais ma fille a désormais perdu son emploi d’institutrice. Ma voisine paye l’équivalent de 2 dollars par ans pour tenir son négoce. Ils m’en réclament huit fois plus pour ouvrir ma librairie et la même somme pour le magasin d’alimentation de ma fille. Pour maintenir la pression, le maire et le chef de la police viennent parfois fouiller mon commerce et mon domicile. Mais vous savez, à force de tirer sur la corde, elle finit par céder… »
Le libraire frondeur a la gueule joviale et la malice de Picasso. Il me tend un bout de papier signé des autorités qui l’empêche de parler politique, de rencontrer certaines personnes importantes de la ville, de guider des touristes sur des chemins qui conduisent vers les rebelles, de suspendre un portrait de Aung San Suu Kyi, de visiter des écoles avec des étrangers pour faire des donations en matériel… « En 1962, l’armée assasinna le dernier roi des Shan dont le neveu habite encore à Hispaw. »
De l’espoir tout de même? « Oui, si l’UN (Organisation des Nations Unies) ou la Communauté Européenne condamnent fermement la junte. Nous resterons non-violents. »
Le soir venu, je retrouve ce féru de livre assis sur un banc, la taille ceinturée de son lungyi, un éventail à la main, son chien plutôt agressif à ses côtés. Ecouteur à l’oreille, matin comme soir, il boit son bol d’oxygène: Voice of America, la BBC, Radio Free Asia. « Les généraux sont nuls en technologie et ne savent pas brouiller les ondes comme en Chine, alors ils ferment souvent le serveur internet comme un robinet. »
Proverbe birman
Sans lâcher son sourire comme les Birmans le font lorsqu’ils relatent une tragédie, il brosse à grands traits les 46 ans de dictature militaire. Le coup d’état de 1962, l’explosion commanditée de l’Union des étudiants qui les brûla vifs, les étudiantes violées et mises enceintes par les soldats. En 1993, la junte , sûre de gagner les élections, les prépara pendant 20 mois, nous octroyant qu’un seul mois pour convaincre. La NLD et les partis d’opposition les remportèrent haut la main par 83% des sièges. » Il se souvient avec honneur de la visite de sa leader charismatique qui a déjà passé 12 ans sur 18 assignée à résidence. Et de citer un proverbe birman: « Gardez toujours assez de place pour poser vos deux pieds. Sils restent à l’étroit, utilisez alors des chaussures plus larges. »
Régime de bananes
Depuis quatre heures ce matin, le gong rythme la vie du monastère. La police finit par me laisser dormir chez les moines. Pour dormir sous les tropiques, il suffit d’une natte d’un coussin et d’une moustiquaire. Au lever du soleil, ils partent à la queue leu leu, chacun tenant un récipient pour l’obole. En Birmanie , quelques 400’000 moines sur une population de 58 millions d’habitants répètent ce geste chaque matin: quêter leur nourriture auprès des commerçants et des particuliers, du riz en priorité.
Une femmes s’agenouille par trois fois devant l’abbé et lui dépose un régime de bananes. Je lui offre une modeste donation qu’il me prie de déposer avec les fruits, mais accepte volontiers ma carte de visite. Sur la photo, il aperçois la photo de Nathalie et me dit: « You’re lucky! »
Claude Marthaler, Chiang Mai, Thaïlande, 5 juin 2008, kilomètre 31266
Un ballon de foot en feuilles de canne à sucre
Je pédale au ralenti sur mon sagway, ma « machine-roue » comme disent les Birmans pour la bicyclette. Contre la chaleur, j’ai tout essayé: mâchouiller du bétel, avaler des kilos de mangue ou m’abreuver de jus de canne à sucre fraîchement pressée par de lourdes machines indiennes actionnées à la main. Comme au Soudan, des séries de jarres à l’ombre d’un toit de palme permettent au tout-venant de se servir d’eau fraîche. Mon corps ruisselle comme un ciel de mousson.
Signe d’isolement d’un pays préindustriel: des cyclistes parfois de leur monture pour me voir passer. Des fous rires fusent souvent. Les enfants qui accourent pour me saluer de la main me portent un peu de douceur sous ce ciel incendiaire de mai qui me calcine. C’est le mois le plus chaud de l’année, « quand les pieds sont silencieux », quand les Birmans jouent au carambole ou s’endorment sur des chaises en bambou inclinées à 45 degrés.
De vieilles femmes fument le cheerot, le cigare birman (du tabac mélangé à du sucre et des senteurs exotiques) enveloppé dans une feuille de maïs. Le cigare en bouche leur donne un air de noblesse supplémentaire dans un pays profondément respectueux de ses anciens. A toute heure, les hommes s’attablent dans les maisons de thé. Lieu de rencontre incontournable où les Birmans partagent une amitié, règlent leurs conflits ou signent un contrat. Aux heures chaudes, un match de Manchester United, leur club de football fétiche transforme le tea house en une salle de cinéma bourrée de supporters, rivés sur le poste de télévision… en proie à de fréquentes pannes de courant. A moins qu’ils ne jouent au chinion, semblable au hucky sack américain, un ballon de foot traditionnel de 11 cm de diamètre confectionné en feuilles de canne à sucre. Dans un cercle de sept mètres tracé à terre, les joueurs se renvoient la balle par des passes acrobatiques du pied et de la jambe en évitant qu’elle ne tombe à terre. Un jeu qui figure sur le billet de banque de 5 kyats.
A tout instant, des éclairs déchirent le ciel. Parfois, un arc-en-ciel se dessine. Un vent se déchaîne et un déluge apocalyptique s’abat. Des murs de pluie barrent tout horizon. Les gouttes de pluie rebondissent sur le cuir carapaçonné buffles d’eau ou sur l’or des innombrable pagodes. La forêt bruisse de sifflements stridents de cigales. Des avenues à double voie désertes qui souffrent d’un étrange anonymat, s’y enfoncent quelques fois, annoncée par un fier « Defense Service Academy: l’élite triomphante du pays. » Je me croirais voyager dans l’Inde d’il y a vingt ans,sur ces routes paisibles et défoncées, de la largeur d’un seul véhicule. J’ai même l’impression de pédaler un peu pour les Birmans en traversant tour à tour, ces savanes forestières, ces forêts de bambous, ou ces rizières qui éclatent de couleurs tendres. CM
in La Liberté, 26 juin 2008