Carnet de route Afrique-Asie #70: La Birmanie, seul pays où on conduit à droite, avec le volant… à droite

Publié le 06/03/2024

CARNET DE ROUTE #70 – C’est la conséquence d’un réflexe anticolonialiste de la Birmanie, ou Myanmar. C’est aussi un pays de plus où on ne pose pas de questions.

CHIANGMAI, THAÏLANDE

La route, au goudron troué, se termine en T, comme un chemin vicinal sans issue. Drôle d’entrée dans « l’Union du Myanmar » (ex-Birmanie) qui se présente d’emblée sans même y réfléchir, comme un pays à l’abandon qui avancerait à reculons. Une région pauvre et étriquée au sortir de cette Chine au faîte de sa puissance. David contre Goliath.

Dans le petit cabanon décati qui tient lieu de douane birmane, l’officiel, assis en lotus sur son tabouret, émerge de son bureau miteux, entourée de piles de dossiers dont le vent de la mousson, sans grande conviction, chasse encore la poussière. Une sorte de désordre amoureux où chacun laisse traîner les choses derrière lui sans prendre la peine de les ranger. Même la photo sous cadre du général Than Shwe, l’homme fort du pays, vêtu de blanc et tapissé de médailles succombe à cette ambiance de laisser-aller

Luxe absurde

Cette inefficacité phénoménale parvient pourtant à graver un doux sourire sur la face du douanier qui me souhaite: « Welcome! » en frappant avec poigne le tampon dans l’encrier. « Combien de cyclistes par an voyez-vous? » « Deux, trois, pas plus. Vous êtes le premier de l’année! »

Si voyager est fondamentalement un luxe, absurde mais vrai, voyager par voie terrestre s’affirme parfois le luxe suprême. En effet, le passage de cette douane requiert non seulement des formalités à effectuer à l’avance mais aussi une somme équivalente à un billet d’avion… de Kunming à Yangon! Officiellement pour votre sécurité! »

Proximité du « triangle d’or »? Zone rebelle? Régime militaire? Bienvenue dans un pays de plus où l’on ne pose pas de questions. Ainsi donc, sur les premiers 170 km, je suis contraint de prendre un taxi.

Nous roulons sur la branche la plus méridionale et oubliée de la route de la soie. Connue bien plus tard sour le nom de « Burma road », elle fut construite dès 1938 par les Chinois pour ravitailler les troupes du Kuomintang.

A droite, droite

L’increvable Toyota Corolla (modèle 1986) épouse les lacets de la route comme dans un circuit de formule 1. Une barre métallique retient les sièges avant l’effondrement et un élastique maintient le coffre fermé. L’aiguille de son compteur kilométrique hors d’usage, tressaute sur le tarmac inégal comme un véritable sismographe. Dans ce pays bouddhique à 86%, seule la présence inopinée d’un volaille force enfin mon chauffeur à freiner. Contre toute logique, le Myanamar est sans doute le seul pays au monde où l’on conduise à droite, avec le volant… à droite!

Les véhicules en circulation sont d’anciens tacots japonais retapés, avec le volant à droite, invendables dans l’Empire du Soleil levant. Mue par un réflexe anticolonialiste face aux Anglais et sous le conseil éclairé d’un astrologue, la junte décida que les véhicules du Myanmar ne circuleraient désormais plus à gauche… Tout comme à l’image des rois birmans, ils décicèrent, sous l’influence des astrolgues, d’introduire des billets de 45 et 90 kyats en 1988.

« C’est l’Afrique ici »

Nuls agents de change, ni stations-service, seul le marché noir tente de pallier les manques. « C’est l’Afrique ici! » dis-je au guide hilare. Une toiture de palme abrite quelques tonneaux. Le vendeur aspire dans un tuyau pour siphonner l’essence et la verser dans le réservoir. Chaque Birman se procure lorsqu’il le peut les deux galons (environ 8 litres) quotidiens qu’il achète à l’état, dûment annotés dans un carnet, pour en revendre aussitôt plus cher une partie à des tiers…

Les « check-posts » ne ressemblent à rien comme une esquisse improbable noyée dans la chaleur vibrante. Sous un toit de tôle ondulée, la situation m’est confuse mais habituelle. Marché de rien où les femmes, le visage couvert d’écorce de thanaka, vendent des mangues et des bananes ou proposent des limonades. Rafraichissante et parfumée, cette poudre naturelle, appliquée sur le visage protège du soleil, évite la transpiration et joue un rôle antiseptique.

Pieds nus et tête rasée, une nonne enveloppée dans une tunique rose d’une propreté immaculée demande l’aumône. Plus loin, un vendeur de salade de mangue crue, la face luisante, pousse son chariot à trois roues en frappant un gong.

« Are you happy? »

A peine évidente, une rangée d’employés affalés sur leurs pupitres trop petits, attendent les chauffeurs d’un aire indifférent et flegmatique. L’air vaincu, ils en oublieraient presque leur tâche essentielle: fouiller les véhicules. En face de moi, l’un d’eux se nettoie une oreille à l’aide d’une clé de voiture. La bouche encombrée de bétel (un mélange de chaux, de noix d’arek et de diverses épices),il baragouine « Are you happy? » en me proposant une cigarette. Son expression dévoile une dentition maculée de couleur rouge sang. Son crachat véhément asperge bruyamment le parvis.

Un rituel qui remonte à la nuit des temps auquel s’adonnent tous les hommes dans la frange tropicale du Pakistan jusqu’en Océanie… comblant les arracheurs de dents…

La douceur transparaît à chaque geste

Sitôt passé le contrôle bidon, la Toyota s’arrête et un complice à moto nous rejoint pour nous remettre du matériel informatique interdit d’importation. La pointe de l’iceberg de cette route devenue celle de tous les trafics, tous aussi juteux qu’illégaux. De Birmanie: l’héroïne, les pierres précieuses, le jade et le teck. De Chine: les biens manufacturés, les pièces automobiles, la médecine, l’alimentation et les vêtements.

Plus loin, dans une gargote shan (l’ethnie de la région), chacun se sert de viande et de légumes dans des assiettes à soupe remplies au préalable de riz, le tout arrosé à volonté de « Flying Horse soya sauce ». Sur chaque table basse, un thermos de thé à l’odeur de bois attend le client qui s’en servira à volonté. Ainsi qu’un briquet suspendu au toit de palme pour les fumeurs.

Mon guide imite de ses lèvres le bruit d’un baiser pour appeler les serveur. C’est la façon de faire birmane dans une langue qui ne connaît pourtant aucun mot pour un « baiser ». La douceur transparaît à chacun de leurs gestes. En Chine, le billet de banque disparaît immédiatement à l’abri dans sa caisse. En Birmanie, le geste silencieux remplace souvent la parole. On me rend la monnaie sans même que je ne m’en aperçoive, en venant par derrière, leur main gauche soutenant leur coude droit.

Nous nous asseyons sur des tabourets comme dans une maison de poupées. Mon guide manie la drôle de vis fixée dans une planchette avec un boulon au bout pour décapsuler sa bière, une Spirulina anti-aging, quand une jeune Birman s’approche du chauffeur, un carnet de notes en mains et lui réclame les photocopies de mes documents: un policier en civil… Les ponts de structure métallique en piteux état, avec leurs planches de bois mal ajustées permettent le passage d’un seul véhicule à la fois et au ralentit… sans doute pour ne pas s’attirer les foudres des « nats » (les esprits bons e mauvais). « Les ponts sont garantis 100 ans, c’est pourquoi le train passe les viaducs si lentement. Crazy government » me crie à tue-tête un motard en me dépassant.

Cela me fait penser à la République démocratique du Congo ou, depuis le départ de colons belges, la notion d’entretien est un sujet abstrait. Depuis, le monde s’affale, s’écroule, se délabre sans que personne n’y prenne garde. D’antiques camions de l’ère britannique, privés de capots, toussent à la moindre montée, envahis et écrasés par le poids de grappes humaines. L’atmosphère tropicale putréfie si vite les choses et corrompt si aisément leur volonté… Pourtant, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Pays d’or était le premier exportateur de riz au monde. Les « maudits » Anglais laissaient derrière eux un réseau routier et ferroviaire en parfait état. Les riches Thaïlandais venaient tout esprès en avion de Rangon pour y faire du shopping. CM

La Liberté, 20 juin 2008