Carnet de route Afrique-Asie #7: Suleyman, un vrai rat de désert

Publié le 12/11/2022

CARNET DE ROUTE (7) – Claude Marthaler et son amie Nathalie pédalent déjà depuis 3 mois. Rencontres entre Ghadames et loasis de Ghat. Le flair de Suleyman.

Un vent glacial qui se fiche des frontières s’engouffre dans les rues de Ghadames à un jet de pierre de la Tunisie et de l’Algérie. Dans les cafés aussi froids que des « frigidariums » romains, des poignées d’hommes encapuchonnés dans leurs burnous tiennent entre leurs mains de minuscules verres de thé brûlant pour se réchauffer. Pas de braséro, ni même de bière dans ce pays qui proscrit l’alcool.

Notre appétit vorace nous conduit chez des Algériennes au visage découvert, lourdement fardées, vêtues de pantalons et coiffées de casquettes – une image peu ordinaire et plutôt provocatrice en Libye. Elles nous apostrophent sans retenue, une cigarette « Cléopâtre » au bec dans ce local glauque où malgré le vent, personne ne s’inquiète de refermer la porte derrière lui. Un va-et-viens d’hommes de tout acabit, y compris en uniforme, s’y engouffre sans fin. Ils disparaissent ensuite derrière le comptoir, en prenant cette fois-ci un soin remarquable à tirer une deuxième porte derrière eux incognito…

INCLASSIFIABLE La ville nouvelle de couleur ocre prolonge le désert et surplombe l’ancienne palmeraie berbère. Bâtiments administratifs identifiables à leur laideur sans concurrence, blocs d’HLM aux murs troués et greffés de climatiseurs soutenus par des planches de bois, fils électriques qui tiennent par la force d’Allah, balcons cimentés à la va-vite pour agrandir la surface habitable, amoncellement d’ordures en plein air dégagent une lugubre atmosphère. Derrière ces murs largement subventionnés par l’Etat, on ne soupçonnerait guère la présence d’eau courante., d’eau chaude et d’électricité dans ce pays inclassifiable à l’oeil étranger, tenant à la fois de l’incurie du tiers-monde, d’une gestion socialiste et d’une formidable richesse en pétrodollars.

La vieille médina (ville) est un véritable chef-d’oeuvre d’ingéniosité. Blanchie à la chaux, elles resplendit au premier rayon de soleil. Cette oasis, convoîtée et conquise tour à tour par les colons anglais, français et italiens, a vu fondre son importance à l’apparition des premiers camions il y a 80 ans.

MYSTERIEUSE Vidée de ses habitants dans les années 80 puis classée patrimoine de l’humanité en 1986, Ghadames est devenue aujourd’hui au travers du tourisme, plus internationale que jamais mais toujours aussi mystérieuse lorsqu’on s’y glisse à la manière d’un chat. Nous cheminons dans son entrelacs de venelles et ses chemins cernés de murets, ses tunnels et passages secrets, illuminés par des « puits de lumière » qui ne parviennent pourtant jamais à épuiser notre nostalgie de voyageur.

Son architecture entièrement tournée vers la fraîcheur et la convivialité rappelle celle de l’Himalaya indien. Elle sépare ici le monde des hommes (qui occupaient les ruelles) de celui des femmes qui se baladaient sur les toits de la cité. Durant l’été où la température peut atteindte 55 degrés la journée, les toits plats servaient de chambres à coucher. Les hommes devaient courber leur échine pour éviter de jeter un coup d’oeil, fut-il furtif, à la voisine…

POUR RIRE Un vieil homme moustachu nous introduit dans la demeure où il est né. Nous parvenons voûtés dans une pièce principales aux murs couverts de broderies, de bols en laiton et de miroirs. Puis un escalier nous conduit sur la terrasse où nous dominons toute l’oasis. L’homme à la peau tannée, bouffi d’ironie, ne demande qu’à rire. Vérifiant alentour que personne ne traîne se oreilles, il nous conte: « Les bancs moulés aux murs servaient autrefois au règlement des conflits sociaux. Les vieux comme moi (il rit) s’y réunissent encore parfois… En somme, des « comités révolutionnaires » avant l’heure! »

Pour singer Kadhafi, il soulève ses épaule (gonflant ainsi sa djellaba), pointe son nez des on doigt puis incline la tête vers le ciel. « Durant les dix premières années au pouvoir, il était proche de son peuple, mais lorsque les Américains ont bombardé Tripoli et Benghazi (1986) pour le liquider, il a soudainement pris peur. » Il Mime alors des cornes de bouc pour démontrer le changement d’attitude de l’homme fort à la tête du pays.

CHANGEMENT RADICAL Le chargement de nos bicyclettes sur un 4 x 4 imprime un changement de rythme radical à notre voyage, seul moyen de franchir 650 km de désert plein sud. Nous voici embarqués avec un mécanicien allemand et femme peu loquaces, le chauffeur Suleyman âgé de 32 ans et Nasser son cousin qui a pris soin d’emballer son téléphone portable dans du papier journal.

Suleyman est un vrai rat du désert qui tient son volant aussi bien que les bribes de ses chameaux. Il sait s’adosser au relief, accélérer, lâcher les gaz pour s’arrêter pile-poil sur le sommet d’une dune avant de plonger derrière. Mouvement marqué par un « oups! » de Nathalie. Son flair le porte parfois à contourner un massif dunaire ou à jouer du différentiel sur une piste qu’il est seul à tracer. Suelyman ne laisse jamais poindre une once de tension. Les traits de son visage taillé à la serpe recèlent de la malice à foison et contrastent avec la rondeur suggestive des mamelons de sable.

ES-TU MARIE? « Suleyman, es-tu marié? » « Oui, avec le désert! » Il finit par nous confier qu’au-delà du Djebel (la montagne qui cache l’Algérie), sa bien-aimée l’attend, bien qu’il ne la connaisse pour l’instant que par téléphone! Au premier bivouac sur un morne terrain pierreux sans limite, il nous dit: « Je suis né ici, c’est joli, non?! » Au moindre affleurement d’eau croissent des tamaris et des acacias aux pointes aussi résistantes qu’une aiguille à coudre.

Nous y ramassons des branches sèches. Le froid s’insinuant, Suleyman creuse chaque soir un trou dans le sable pour le feu. Nasser pétrit de la farine, forme une galette et l’engloutit dans les braises, lui conférant, encore chaude, une saveur sans pareille. Sa croûte ensablée craque sous la dent, adoucie par un thé vert saturé de sucre.

Il rappelle brutalement que le désert et ses formes sensuelles sont avant tout abrasifs. Au réveil, le soleil illumine le massif noir de l’Akakus aux pointe effilées. Au terme de quatre jours hors piste, nous parvenons à l’oasis de Ghat et retrouvons avec joie nos bicyclettes.

Ndla, 2022: Incroyable mais vrai: au cours de son tour d’Afrique à vélo, transportant jusqu’à 32 litre d’eau, le Polonais Kazimierz Nowak raconte qu’il a mis un mois pour réaliser la traversée éprouvante de Ghadames à Ghat (pp.43-48 in Kazimiez Nowak, Across the dark continent, Bicycles Diaries from Africa, 1931-1936)

Passy, un clandestin qui ne manque pas d’humour

« J’AI PEUR » Bordé de massifs dunaires, Ghat s’articule en une seule syllabe et deux avenues surmontées d’un fort turc, mais que de destins individuels s’y déroulent! Les immigrés clandestins, poussés par la faim, affluent depuis le Sahel (textuellement « le rivage ») au terme d’une traversée du Sahara rocambolesque. Ils forment un réservoir inépuisable de main-d’oeuvre payée à coups de fronde. « Je ne me rends même plus chez le barbier », nous confie Passy, un jeune issu de l’armée nigérienne. « La police libyenne effectue des rafles. La semaine dernière, ils ont ramené à la frontière 400 clandestins en camion. J’ai peur. »

Ghat tient plus de l’Afrique noire que du monde arabe. Son inclinaison naturelle au rire en abordant des thèmes aussi tabous en Libye que la sexualité ou la politique, nous procure une peu de légèreté. A la moindre plaisanterie, on se resserre la main longuement, on claque de la langue pour signaler à son interlocuteur que l’on est toujours à son écoute et le tutoiement est de rigueur.

Dans ce restaurant en plein air tenu par des Maliens, des poulets et des morceaux de mouton son posés négligemment à même un grillage graisseux sur un tonneau alimenté par deux grosses bûches. Une réserve de troncs d’arbre, couchés à même la route, occupe une présélection entière! On y écoute de la musique congolaise qui invite si bien à danser.

UN 2e BUREAU Pour un clandestin sans véritable travail, Passy ne manque pas d’humour. Il nous avoue avoir « un deuxième bureau » (une maîtresse)! Ses paroles tranchent net avec l’austérité de la vie sociale libyenne et du désert. Au-dessus de chaque oasis, les antennes satellites ressemblent à des oreilles à l’écoute du monde. Les internet-cafés ne désemplissent pas. On sent pousser parallèlement aux minarets un sentiment de tranquille détournement vers un peu de distraction, ce besoin irrépréhensible et si humain.

Depuis trois ans, à la sortie de la ville, une seule pompe sur huit fonctionne à la station-service du deuxième producteur africain de pétrole (!). Le pompiste interloqué, distrait par mon vélo qu’il prend pour une moto, me remplit mon bidon de réchaud jusqu’à le faire déborder!

Nous pédalons depuis trois mois. Il ne se doute guère que devant nos roues nous attendent 2300 km de route pour atteindre la frontière égyptienne…

Claude Marthaler/Gadhames-Ghat-Waddan, km 4043