Carnet de route Afrique-Asie #69: Droits de l’homme à la chinoise

Publié le 06/03/2024

CARNET DE ROUTE #69 – Consommer, entreprendre choisir ses études,son métier ou son lieu de résidence, lire un roman étranger. Tout cela était impensable il y a 30 ans.

SICHUAN-YUNNAN (CHINE)

Sous le ciel blafard qui recouvre la ville de Chengdu comme une chape de plomb, un mélange de pré-mousson et de smog, des femmes en costume orange s’époumonent à siffler pour diriger des flopées de piétons et de « silent killers » (les vélos électriques) qui envahissent le macadam comme des nées de moustiques.

Résister à la modernité

Chengdu me renvoie à de douloureux souvenirs (1996) quand la police m’amenda de 600 dollars et m’expulsa de Chine pour être resté dix jours de plus que mon visa ne me l’autorisait!… Mais aujourd’hui, la mégalopole s’est métamorphosée. Les façades de ses hautes tours de verre affichent sans complexe les mannequins à moitié dévêtus des grandes marques de dentelles féminines telles que Gucci ou Yves Saint-Laurent. Sur la place centrale, la statue de Mao saluant la foule, paraît désormais bien petite, dominée par des buildings en cascade. Le fameux slogan de Deng Xiaoping « Enrichissez-vous! », ricoche, trappée dans ce miroir aux alouettes du paysage urbain chinois. Ses villes se bâtissent en une nuit. Si banales car tellement uniformisées. Au pied de ces vitrines du capitalisme triomphant s’articule pourtant une vie villageoise faite de petits métiers: cuisines ambulantes, réparateurs de chaussures, vendeurs à la criée qui agitent des clochettes. A chaque pays, son véhicule de prédilection du travail informel, enregistré dans aucune statistique. Eux seuls sont capable de résister à la modernité en s’enfilant dans ses interstices: brouettes du Yémen, poussettes d’ex-URSS, rickshaws d’Inde, triporteurs de Chine. Des impasses, montent à toute heure, les odeurs de port frit, d’ail ou de gingembre. Les fabricants de momos (raviolis) et les salons de massage se chargent de retaper des corps suants, torsadés comme d’antiques oliviers.

Dès le matin venu, la vieille garde pratique de tai-chi, décrivant sabre en main, une ellipse dans l’air mousseux ou enchaînant un geste harmonieux à l’aide d’un éventail. Les vieux, vêtus en bleu de chauffe, se glissent un morceau de carton sous les fesses et jouent au mahjong, immuables au temps qui passe. Pantalons relevés au dessus des genoux, ou maillot de corps roulé faisant apparaître leur nombril, ils s’allument une « double-bonheur » qu’ils fixent dans un porte-cigarettes ou dans la fente d’un segment de bambou rempli d’eau: le narghilé chinois. Des mendiants font la manche au-devant de boutiques à la monde où des jeunes gens claquent des mains pour attirer des clients.

Clivage de générations

Un clivage se forme entre cette « génération Mao » gavée de politique qui se meurt et la jeunesse qui le week-end venu, s’éclate dans les cybercafés et les discothèques, soupapes de sécurité du régime. Talons aiguilles, mèches teintées, tenues provocatrices, toute extravagance est permise, à l’exception de toute forme de contestation. Pari audacieux, le gouvernement table sur la croissance économique.

J’avais connu Qiongmei à Lhassa où elle louait des bicyclettes. Elle comptait de nombreux amis aussi chez les Chinois que chez les Tibétains. Mais aujourd’hui, elle est encore pleinement sous le choc des victimes innocentes du vendredi 14 mars. « Les Tibétains me prenaient pour une chinoise Han, une envahisseuse, et se moquaient de mon origine Hui, une minorité au même titre pourtant que la leur, mais dont iles ignoraient tout. »

Issue d’une modeste famille du Yunnan, elle se souvient de la réaction de sa mère lors de l’annonce de la mort de Mao en 1976. Elle s’était mise dans tous ses états. Elle qui, comme tous les paysans pauvres, avait reçu un lopin de terre du Grand Timonier. En un éclair, « son » monde s’écroulait. Ma mère me rappelait sans cesse: « Tu sais, quand l’estomac crie famine, plus rien d’autre n’a d’importance. Les Occidentaux, eux, ont des préoccupations de riches, telle la liberté d’expression! »

L’enfance de Qiongmei lui revient lorsqu’elle chapardait des épis de maïs cru, la faim au ventre. « Les Chinois Han nous ont appris à planter d’autres semences et une nouvelle langue, ce qui nous fit grande impression. Nous nous sentions retardés. » Elle fait partie de ces jeunes Chinois et Chinoises atypiques qui apprennent l’anglais en fréquentant les étrangers dans les cafés renvoyant les règles de grammaires au placard au profit d’une communication passionnée.

Pour l’instant, la définition des droits de l’homme à la chinoise se résume à « Consommer, entreprendre, choisir ses études, son métier ou son lieu de résidence, lire un roman étranger. Tout cela était impensable il y trente ans, lorsque le Parti régissait le quotidien des citoyens, de la vie à la mort. D’où le sentiment qu’éprouve l’immense majorité des Chinois aujourd’hui. Et l’incompréhension quasi générale face aux droits de l’homme à l’occidentale. »

« Comme si j’étais le président de la Suisse »

La Chine bouge et construit de grands axes routiers balafrant des vallées oubliées. Elle projette un grandiose avenir motorisé sur ces aqueducs, tunnels, autoroutes jalonnées de péages qui restent pour l’instant étrangement déserts. Je croise quelques vagabonds à la face terreuse, égarés, qui périssent de faim et de solitude. Le soleil me foudroie et l’asphalte me renvoie son éclaboussante chaleur. Les antiques voies pavées n’aboutissent désormais plus nulle part, vouées à l’ensevelissement. Comme l’Inde, la Chine se dote de superhighways. Peut-être qu’un jour, elles détruiront tout du pittoresque ou le peu qu’il en reste. Je me demande si le voyage à vélo aura alors encore un sens…

Une végétation luxuriante envahit le paysage. Bien vite, l’indolence tropicale me gagne sans mesure. Incandescence solaire et pluie diluvienne alternent. Le portique monumental qui barre la large route annonce le poste-frontière chinois. Il domine un parking entouré de magasins et de restaurants tout juste sortis de terre. Le « miracle économique chinois » atteint même ses confins. « As-tu aimé la Chine? », me demande le douanier qui ne craint pas de se mouiller sous la pluie pour engager une conversation. « Oui, surtout le Tibet! »

Plus martial, il me demande alors: « As-tu pris des photos? Montre-moi ton appareil! » Je le lui tend et en quelques images, il parcourt un morceau de son immense pays qu’il ne connaît pas. « Es-tu marié? » « Non, mais j’ai une compagne. » « Ah oui, c’est très populaire chez vous! » s’exclame-t-il. « Difficile de trouver un job en Suisse? » L’absence de langage commun fait sauter nos paroles du coq à l’âne. Mais échangées d’une façon informelle, elles gomment le sentiment d’écrasement du système sur l’individu qu’incarne pour moi cet arc de triomphe impérial.

L’officier me serre longuement la main, avec force, comme si j’étais le président de la Suisse, ce qui n’est pas la coutume en chinoise où la politesse exige que l’on pince à peine la main de son interlocuteur. Son sourire vient de l’intérieur et ne masque aucune espèce d’embarras comme c’est si souvent le cas. Sans un mot, son geste chaleureux m’accompagnera bien au-delà de toute frontière. Je jette un dernier regard sur le drapeau rouge. Mais déjà, la bâtisse surdimensionnée, engloutit le minuscule douanier qui retourne à ses fonctions, à jamais effacé.

Claude Marthaler, Chiang Mai, Thaïlande, 5 juin 2008, km 31266 in La Liberté, 14.06. 2008