Carnet de route Afrique-Asie #68: La tristesse de quitter Lhassa

Publié le 27/02/2024

CARNET DE ROUTE # 68 – Claude Marthaler a le douloureux sentiment qu’en quittant Lhassa, il ne sait plus où aller. L’entrée au Tibet fut difficile, la sortie le sera aussi

KUNMING, YUNNAN

Comme tout voyageur, je suis un rêveur. J’avais l’intention de couler des jours heureux jusqu’à l’été, tout là-haut. Le retour du printemps dans l’Himalaya, voulais-je bien croire, suffisait à m’insuffler un bon présage. « Si tu veux faire rire Dieu, fais-lui part de tes projets!! » résume si bien un proverbe. J’aime pourtant dresser des plans sur la comète, mon ongle glissant sans retenue sur la planisphère quand soudainement la réalité me rattrape…

Aucun espoir

L’entrée au Tibet fut difficile, la sortie le sera aussi. De méchants signes avant-coureurs le confirment déjà: un cycliste français arrêté au Tibet de l’est vient d’être expulsé de Chine; un couple d’Allemands à vélo parti de Lhassa avec l’intention de traverser cette région, vient d’être également refoulé. Le gouvernement serre la vis et contrôle désormais les agences qui délivraient jusque-là – je vous laisse deviner comment – des visas à tout venant et au prix fort. Le mien, un visa de businessman, arrive bientôt à échéance sans aucun espoir cette fois-ci de le faire prolonger. Les stations de police exigent à nouveau des certificats d’employeurs.

Sur place, le « Tibetan Travel Permit » qui permet d’entrer au Tibet et dont tous les voyageurs individuels se contrefoutaient depuis plus de 15 ans, a été à nouveau rendu obligatoire au Tibet central. Bien plus tard, un ami interrogé par deux fois par la police, fut relâché « car ils recherchent quelqu’un d’autre »…

Le vrai visage

Le Gouvernement chinois montre son vrai visage, soudainement affolé de perdre de contrôle obsessionnel de son destin. Lorsque tout va bien, les « fils du ciel » balayent sous le tapis les problèmes autant que la poussière. Ni vu, ni connu, l’argent achetant les menus services des uns et des autres, une forme de communication basée sur les non-dits. Mais lorsque les rouages de la machin crissent, les autorité s se cabrent et ressortent de vieux règlements empoussiérés que l’on croyait à jamais oubliés. Au début des années 80, dans un geste osé pour l’époque, Deng Xiaoping ouvrait les premières 28 villes chinoises aux étrangers avec l’interdiction de voyager individuellement entre elles…

Après avoir annoncé la ré-ouverture du Tibet (un territoire vaste comme l’Europe occidentale) aux étrangers à partir du 1er mai puis fermé le Sichuan de l’Ouest, les autorités sont revenues sur leur décision, terrées dans un silence assourdissant. Un pas en avant, deux en arrière.

Signe des temps

Signe des temps qui ne trompe pas, les mendiants et les vendeurs ambulants ont repris leur place habituelle sur le parvis, en dehors du « périmètre de sécurité ». Mais les stores des échoppes restent baissés. La tristesse m’envahit en quittant Lhassa après trois mois « d’hibernation ». J’ai fait mien ses visages, l’écho de ses rues, le tintement habituel des sonnettes des rickshaws, les fumets de ses cuisines tibétaines, hui ou chinoises. Au coin de la rue, la vendeuse de yaourts maison m’offre désormais du tchang! Autour du Potala, une foule plutôt âgée, pieuse, dense et soudée,voue toutes ses prières au retour de leur chef spirituel dont on devine la chambre, perchée au sommet de l’édifice majestueux.

Ma Jian, un auteur chinois, l’exprime ainsi: « Lorsque l’imprévu arrive, les gens cherchent des réponses dans les pierres,les arbres et les étoiles. La peur des choses que nous pouvons voir nous détourne de la crainte des choses que nous ne pouvons pas voir. »

Noirceur et inquiétude

Mes amis en Suisse me renvoient l’image prestigieuse de celui qui se trouve au coeur des événements, une obsession qui fut si chère à André Malraux. Mais pour ma part, j’éprouve noirceur et inquiétude. Le voyageur magnifie et « exotise » souvent son éloignement comme une preuve d’engagement risqué dans l’inconnu, une vision conforme à celle véhiculée par « la géographie de papier glacé » des magazines de voyage. Pourtant, il lui incombe d’abord la responsabilité de mettre le monde en mots, sans fioritures.

C’est plus fort que moi, je ne peux quitter Lhassa sans témoigner. J’ai même le douloureux sentiment qu’en quittant ce pays je ne sais plus où aller. Dans le printemps naissant, je me dirige à l’aveuglette, peut-être un peu plus hors de moi-même, le coeur noyé d’une insistante odeur de genévrier. Hier encore, elle s’échappait d’un samkan (ndla: braséro qu’on trouve souvent dans les monastères, destiné à brûler les bois odorants). Supplantée maintenant par une obstinante odeur de brûlé qui imprègne les rues de Lhassa et mon sens olfactif pour ultime mémoire.

Je chancèle.plus le voyage m’éloigne, plus longue semble ma vie. Je suis à mille lieues des paroles du Grand Lama de Saskya (an 1200): « Le plus grand bonheur consiste à avoir la tranquillité d’esprit »

Claude Marthaler, Kunming, Yunnan, 25 avril 2008, km 29600 in La Liberté, 21 mai 2008

Ce train à l’origine de l’inflation

J’aurais aimé quitter le Tibet comme Tintin, sous le regard triste et bienveillant du yéti en chair et en os. Hergé, bouddhiste lui-même, chérissait particulièrement son album fétiche. Son héros restera sans doute à jamais le seul homme à avoir approché le yéti en réussissant même à l’immortaliser. Son coup de flash entraîna la fuite de la grosse bête poilue.

Mais une fois de plus, mon romantisme obus de voyageur et mon sens de l’humour en prennent un coup. A la gare de Lhassa, la police me photographie au moment le plus judicieux: mes lourdes sacoches en main. J’enrage, puis monte à bord du train « le plus haut du monde » que les ingénieurs suisses avaient d’ailleurs refusé de construire à cause des risques liés au permafrost. La Chine, nationaliste, aime à frapper à coups de symboles: après le train, ce sera le tour de la flamme olympique hissée sur le mont Everest.

Pour de nombreux touristes chinois ou occidentaux, cette voie de chemin de fer représente un « highlight » de leur voyage. Mais pour moi, c’est juste un moyen de quitter le Tibet à contre-coeur sur une ligne que j’ai si souvent tant décriée. Inauguré en grande pompe le 1er juillet 2006 à l’occasion du 85ème anniversaire du Parti communiste chinois (PCC) et construit par 100’000 techniciens, ingénieurs et ouvriers de toutes les régions de Chine, ce cheval de Troie métallique, destiné à « harmoniser » les échanges économiques entre le Tibet et la « mère patrie » a, entre autres, marginalisé la population tibétaine et généré une inflation des produits de première nécessité.

D’innombrables Chinois pauvres migrent définitivement au Tibet, mais aussi des militaires et des prostituées. A l’intérieur même des temples, es dévots sont dérangés par la foule croissante des touristes. Un train destiné d’abord à convoiter l’incroyable potentiel minier du Tibet.

En 1995, je découvrais à vélo avec émerveillement le Tibet par cette « route du Nord », désormais doublée par la voie de chemin de fer. Aujourd’hui, j’en sors peiné. Et de citer Ma Jian: « Cependant, aussi dur que cela soit, je continue de marcher: ce n’est que sur la route qu’on voit ce qu’on a laissé la veille derrière soi, et ce qui nous attend demain. Sur la route, la vie se mesure en distance parcourue.. » CM

in La Liberté, 21 mai 2008