Carnet de route Afrique-Asie #66: Comme un son de révolte étouffé
Publié le 14/02/2024
CARNET DE ROUTE #66 –Affaibli par une pneumonie, Claude Marthaler « chatouille » quelques 6000 m aux alentours de Lhassa pour se remettre en forme. C’était avant les émeutes du 14 mars. Il rencontre un moine rebelle.
L’hiver, le Tibet est un pays qui tousse d’une façon tellurique. Les masques réservés chez nous aux seuls chirurgiens recouvrent les visages féminins en conférant à leurs yeux en amande une fente saillante à défier la tempête. Vent, poussière, sable: tout se soulève et se dépose sur ce haut plateau. Question de souffle, humain et divin. Suspendu à un vulgaire goutte-à-goutte, je me soigne d’une fâcheuse pneumonie à l’hôpital militaire de Lhassa, crachant mes poumons comme les Chinois qui ont depuis fort longtemps élu l’art du crachat au niveau de sport national… Sauf pour le Jeux Olympiques où il sera punissable! D’ailleurs, tout l’établissement, privé de chauffage et emporté par des courants d’air notoires, est secoué par cette « irruption volcanique » qui touche aussi bien les médecins que les patients. Mais rien de plus personnel qu’une maladie. D’un seul coup, mon corps se crispe et le périple s’émiette, me rappelant aussi que la qualité D’un seul coup, mon corps se crispe et mon périple s’émiette, me rappelant aussi que la qualité d’un voyage ne se mesure pas à sa longueur ni l’ascension d’un sommet à sa hauteur.
LE GOUT DU TCHANG Aux premiers jours de février, le ciel de Lhassa explose de mille feux. Quelques brasiers de genévriers illuminent les sommets alentour sans cesse alimentés par de nouveaux arrivants venus les arroser de tchang, de poignées de tsangpa et de carrés de papier imprimés des mythiques chevaux de vent. C’est le Lhosar, le Nouvel-An tibétain (ndla: le prochain sera célébré le 10 mars 2024) qui correspond cette année ironiquement avec celui des Chinois. Le tchang coule à flot, on s’encanaille pour deux bonnes semaines en s’assurant la protection des Dieux.
Sur chaque maison, à chaque col, à chaque éperon rocheux, les Tibétains arriment de longues chaînes de nouveaux drapeaux à prières (parfois longs de cent mètres) qu’ils hissent comme des marins. Les rickshaws bondés croulent alors sous le poids des marchandises et de familles entières revêtues de leurs plus beaux vêtements. Sur les trottoirs encombrés, les adultes s’entraînent au lancer du pneu de vélo sur un bocal à poisson ou tirent des ballons à la carabine. Un peu plus loin, des bouchers affairés débitent à coups de hache des carcasses de yak sur des billots de bois. Des enfants font exploser de longues chaînes de pétards qui contraignent les passants au détour. Un cul-de-jatte fend la foule sur sa carriole de fortune face à une antique mobylette reconvertie astucieusement en fabrique de barbe-à-papa.
LE TEMPLE LE PLUS SACRE Au devant du Jokhand, l’atmosphère est plus recueillie. Un son singulier émane du parvis poli par des milliers de prosternations. Les pèlerins, pieds et mains protégés par des bouts de carton ou de vieux jerrycans glissent sur la pierre froide à l’entrée du temple le plus sacré du pays. Par la répétition de leurs gestes, ils acquièrent du mérite pour leur vie future. Semblable à une centaine de balais, l’écho se multiplie à l’infini. De temps à autre, ils s’accordent une pause légitime, buvant une bol de thé au beurre salé tandis que leurs enfants vadrouillent dans l’élancement général des corps. Attendrissants, ceux-ci imitent parfois les gestes de leurs parents. Des pèlerins font la queue jusqu’à six heures pour entrer dans le saint des saints et toucher la statue de Jowo.
UN MOINE REBELLE Pourtant, derrière le côté festif, j’entends poindre un son de révolte étouffé. Des gestes de protestation épars et spontanés se font entendre. Un jeune moine me confie: « Quand le dalaï-lama a reçu a médaille d’or du Congrès américain le 17 octobre, notre monastère a été cerné par l’armée. Le supérieur a frappé notre responsable, puis en signe de résistance, tous les moines se sont mis à repeindre les murs en blanc, un geste destiné à un événement exceptionnel. »
D’un geste vif, il sort un clé USB des plis de sa robe et, image à l’appui me montre huit camions postés juste au contrebas. Puis le moine rebelle passe en revue des images noir-blanc datant de l’invasion chinoises. L’une d’elles présente le portrait de Mao en lieu et place du Dharma (symbole bouddhique de la succession des vies) au sommet du Jokhand. D’autres montrent des Tibétains, un panneau d’auto-critique suspendu au cou, forcés avec humiliation de faire le tour de la ville. « Notre langue va disparaître, nos monastères aussi, mais je me battrai jusqu’au bout », dit-il avec conviction.
LES MOUCHARDS A la même période, devant un attroupement de Tibétains dans leur monastère de Sengesong, les autorités ont mis trois heures pour en comprendre la cause avant de venir en renfort avec des centaines de soldats. « Durant la même semaine, me chuchote un Tibétain, « des mouchards se sont infiltrés dans des tea-houses (les lieux préférés des Tibétains où l’on refait sempiternellement le monde autour de thermos de thé et de jerrycans de tchang). « Suite à des discussions enflammées, certains d’entre eux, trop bavards, ont été suivis à domicile puis ont tout simplement disparu. » Ont-ils fini dans les laogai, ces infâmes camps de rééducation par le travail?
Malgré ces différents signes, rien ne me laissait alors présager les émeutes du 14 mars…
L’HUMOUR A LA TIBETAINE
Face à l’implacable réalité de toute dictature, un humour corrosif fleurit également au Tibet: « Un Japonais, un Américain, un Tibétain et un Chinois se retrouvent par hasard dans le même compartiment du train le plus haut du monde, en partance pour Lhassa. Au terme de deux kilomètres, le Japonais ouvre grand la fenêtre et jette son appareil photo dernier cri. Interloqués, une interrogation profonde se grave sur le visage des ses compagnons de voyage. « Vous savez, mon pays en produit plus qu’il n’en faut! » Une heure plus tard, l’Américain balance à son tour son ordinateur portable par la fenêtre du train. « Pareil chez nous, nous ne savons plus où les mettre! » S’écoule une heure et le Tibétain s’empare de son voisin chinois pour le jeter par-dessus bord. « Chez nous aussi, il y en a beaucoup trop! » s’exclame-t-il en riant…
La conquête de l’Ouest version chinoise
UN MONDE IMAGINAIRE Au terme de presque deux mois « d’arrêt-maladie », il me faut reprendre du poil de la bête. A tout prix. Au Tibet, ce changement-là requiert un bras de fer avec mon corps, parfois aussi abrupt que ses montagnes. Je souffle comme un yak, franchissant peu à peu, par des sorties quotidiennes, la faible barre des 4000, puis celle des 5000, revenant chaque fois à Lhassa (3600 m), fatigué, voir épuisé. Mais le hasard qui fait bien les choses me conduit vers deux voyageurs et nous décidons de « chatouiller » les 6000.
Bien vite, le poids de nos sacs nous réduit au silence opaque es rivières gelées à l’ombre du Nojin Kansang (7200m). L’horizon se bouche et la morsure du froid nous saisit (-22 degrés le matin). La neige qui recouvre cet océan de montagnes, souvent jamais gravies, nous verse dans un monde imaginaire. Le crissement de nos crampons et le bruit métallique de nos bâtons de ski n’obtiennent aucun écho dans ce paysage enseveli dans la neige et le brouillard. Nous gravissons ainsi deux sommets « illégalement », car en Chine tout ce qui n’est pas expressément permis, reste interdit…
A GYANTSE A la sortie de Shigatse, un propriétaire de station-service vendait jusque-là de l’essence coupée à l’eau, une pratique courante en es-URSS, mais que l’hiver tibétain n’épargna pas: invariablement les réservoirs gelaient et les automobiles s’immobilisaient à peine parties… Aujourd’hui, à mon premier coup de pédale vers Lhassa, c’est d’un autre mélange d’octanes dont j’ai besoin: d’un bon repas, de soleil et de bonne humeur. Ce matin, le murmure de l’eau mêlé aux cris des oiseaux dans les saules effeuillés me distille un lambeau d’espoir, vite gribouillé par l’inéluctable et obscure dérive d’un seul nuage. Le long hiver se dissimule encore de mille façons.
En fin de journée, je parviens à Gyantse, éprouvé par un pédalage besogneux, malgré une route plate et asphaltée depuis quelques mois seulement jusqu’à Lhassa. L’extension de la voie de chemin de fer Pékin-Lhassa jusqu’à Shigatse (254 km), prévue pour 2010 redonnera sans doute à Gyantse son importance stratégique. Une véritable conquête de l’ouest version chinoise.
LES SOUVENIRS DE NORBU La nuit durant, un méchant accès de toux me reprends et je crains le « retour de manivelle », formule connue et crainte du cycliste. Une bronchite se déclare. Après quelques jours, je rejoins finalement Lhassa à vélo par deux hauts cols (ndla: le Karo-La, 5086m et le Kamba-La, 4640m). Un café tibétain devient entre-temps mon refuge où je passe le plus clair de mon temps à lire et à bavarder avec son propriétaire. Norbu se souvient: « A 17 ans, je fuyais le Tibet à pied, au sein d’un groupe de 30 personnes, guidé par un passeur que j’avais payé 2000 yuans. Nous marchions la nuit, d’un pas déterminé, nous cachant la journée pour reprendre des forces, et surtout de la chaleur. Au passage du Nangpa-La à 5700 m d’altitude, neuf d’entre nous, tous des enfants, moururent de froid et d’épuisement. »
Je visualisai d’autant mieux ses durs propos pour avoir séjourné moi-même un mois au camp de base du Cho-Oyu (5700 m) en 2005, situé juste en face de ce col, passage antique de caravanes. Emu, Norbu rajoute une bouse de yak dans le foyer et poursuit: « Au Népal, nous avons soudoyé la police qui nous a même indiqué le bus à prendre pour Katmandou. Je suis resté des années en Inde. Mais un beau jour je suis rentré pour revoir ma famille. Les douaniers chinois qui ont ordre de tirer sans sommation durant la nuit faisaient très peur. Je me présentai donc à la frontière en pleine journée sans papier d’identité. La police m’arrêta sur le champ et me conduisit dans un centre de détention à Shigatse. Ce n’est que trois mois plus tard que mon père et le chef de mon village réussirent à me libérer. Ma joie était immense, mais je n’ai jamais pu connaître le prix de ma délivrance. Des mois plus tard, la police m’interpella un jour sans raison apparente dans les rues de Lhassa. Un interrogatoire serré débuta. Le chef me montra des photos prises en Inde dans différents lieux et circonstances où je figurais. Comment diable ont-ils pu s’infiltrer dans ma vie d’exilé? Par ce biais, ils me demandèrent plein d’informations sur mes compagnons, renseignements que je me gardais bien de leur divulguer! »
De fait, depuis l’invasion chinoise du Tibet dans les années 50, d’innombrables Tibétains fuient encore désespérément leur pays pour trouver place auprès de leur leader spirituel, le 14ème dalaï-lama.
TIREE COMME UN LAPIN… Le 30 septembre 2006, une tragédie, d’abord niée par les autorités chinoises qui proclamèrent « l’auto-défense » fut par chance révélée au grand jour par le caméraman d’une expédition roumaine au Cho-Oyu. Une nonne de 25 ans fut tirée dans le dos comme un lapin… Parmi la colonne effrayée de 70 Tibétains, 43 atteignirent le Népal, mais les autres, dont des enfants, furent arrêtés et maltraités. Leurs familles durent collecter de grandes sommes d’argent pour les libérer. C’est la première fois qu’un réfugié tibétain était tué devant autant de témoins de la communauté montagnarde. Au moins 40 grimpeurs, sans compter les sherpas et les porteurs, ont assisté de visu à « l’incident ».
Claude Marthaler, Lhassa, 20 mars 2008, km 28540 in La Liberté, 5 avril 2008