Carnet de route Afrique-Asie #65: Un visiteur étranger a pu pénétrer dans Lhassa capitale assiégée
Publié le 06/02/2024
Toutes les personnes citées dans cet article, y compris son auteur, ont fait usage de pseudonymes. Le texte suivant a été envoyé depuis Lhassa à la rédaction de La Liberté, quelques jours après le 10 mars 2008:
A la Une
TEMOIGNAGE – Un voyageur a pu poursuivre sa route e t pénétrer à Lhassa, quelques jours après les émeutes, mais alors que la capitale tibétaine était encore fermée aux touristes et aux journalistes. Il a pu recueillir de nombreux témoignages suite à cette sombre journée du 14 mars où les manifestation de Tibétains ont dégénéré. Il raconte aujourd’hui comment l’armée chinoise se livre à une véritable chasse aux sorcières pour mater la contestation. Mais saura-t-on jamais ce qui se passe aujourd’hui à l’abri des prisons? Hier, les Chinois ont haussé le ton contre l’Occident >5/10
En page 10:
TEMOIGNAGE APRES LES EMEUTES AU TIBET
AMBIANCE D’APRES-GUERRE A LHASSA
Depuis quelques jours à Lhassa, un voyageur vit de l’intérieur les troubles du Tibet. Dans les rues, l’armée est omniprésente et recherche activement les agitateurs ». Son récit en exclusivité
GUIDO PERRIN, LHASSA
Corps fourbus, visage hâlés, nous atteignons ce jour de mars le premier village tibétain au terme de dix jours de trek dans une « région interdite ». L’unique café du bled marque le retour à la civilisation de notre quatuor. La tenancière, le sourire accroché à ses lèvres, nous sert continuellement du thé au lait sucré. Un excellent breuvage qui semble effacer à tout jamais notre fatigue. Que de douceur en franchissant le seuil de cette maison! les rires fusent dans la nuit qui tombe. Mais soudain, une escouade de policiers fait irruption et met fin à cette ambiance si fraternelle. Nous voici emportés à contrecoeur dans un véhicule de la police en direction de Nagartsé.
AU POSTE DE POLICE Les feux de la voiture éclairent un portail géant. Feignant la naïveté, je demande « L’hôtel?… » Nous gravissons avec peine les marches du poste éclairées par la seule lampe de poche d’un jeune flic puis parvenons dans un bureau illuminé. Le grand chef s’excuse de ne pas manier la langue de Shakespeare avec dextérité et nous réclame nos papiers. Nous ne possédons que les photocopies de nos passeports (… qui se trouvent à Shanghai en attente d’une extension de visa…), mais curieusement personne ne semble s’en offusquer. Peter, dépourvu de tout document, invente sur-le-champ une histoire cocasse qui secoue de rire la dizaine de policiers présents plus curieux qu’efficaces: « Je sui sorti de la tente et un vent dément m’a arraché ma photocopie de la main!… » Pour une raison que j’ignore encore, la police semble comme pressée d’en finir. . Le commissaire n’évoque pas un seul instant une amende, ingore l’absence d’identité de Peter et nous fait escorter jusqu’à l’hôtel. « Demain matin dix heures! » lâche-t-il.
DU FOOT AVEC LES FLICS
Le lendemain matin, sans explication, la police n’est pas au rendez-vous! Une surprenante énigme qui nous porte chance. Nous tentons alors de faire du stop pour Lhassa et au bout de quelques heures, malgré le rare trafic, une voiture embarque Helen et Henry. Pour tuer le temps, j’entame une partie de football à même l’asphalte avec Peter, une poignée d’enfants et deux agents de la circulation qui n’ont aujourd’hui personne à se mettre sous la dent. Le plus sympa d’entre eux nous fait comprendre dans son anglais de survie que « de janvier à mars, nous travaillons d’arrache-pied!… »
« VENDREDI NOIR » Nous nous apprêtons à passer une seconde nuit sur place et sommes à des années-lumière de deviner ce qui se trame à moins de 160km d’ici… (ndla: une très courte distance à l’échelle de la Tibetan Autonomous Region). Seul le soleil qui disparaît nous incite à prendre la route vers le cyber-café du coin.
Nous sommes bombardés par des messages d’amis qui craignent pour notre sécurité après ce « Vendredi noir » qui fait penser au « Black Friday » irlandais. Lorsque nous ouvrons quelques sites internet de journaux français et allemands montrant des photos des récentes émeutes des Tibétains présents qui connaissent visiblement déjà tous la situation font cercle autour de nos ordinateurs.
Par chance, la technologie a toujours une longueur d’avance sur la censure chinoise (ndla: ce ne fut plus longtemps le cas!). Nous en apprenons plus en atteignant par téléphone quelques amis à Lhassa. Complètement choqué, je pleure à chaudes larmes, car j’aime profondément ce pays et ses habitants. Mû par la curiosité, notre sorte d' »instinct de Tintin », propre aux voyageurs, nous pousse à nous rendre à Lhassa le plus vite possible.
LE TAXI CHINOIS Dimanche 16 mars, les transports publics sont rétablis au Tibet. Nous prenons le bus. A 70 km de Lhassa, nous franchissons le premier check-point sans encombres, ce qui n’est pas le cas pour quelques Tibétains. A Chusul, un second bus nous dépose à 25 km de la ville: l’honnête chauffeur qui craint des contrôles à venir nous rembourse même une partie du billet. Finalement, un courageux chauffeur de taxi chinois nous embarque. Il effectue un considérable détour et convainc les soldats que nous ne sommes que d’innocents touristes (malgré l’absence de nos passeports).
SCENES DE DEVASTATIONS Un long « travelling » pour découvrir un triste et insoupçonnable visage de Lhassa: innombrables points de contrôle, patrouilles en marche, magasins pillés, façades carbonisées, camions militaires et quelques tanks parqués. Une scène de dévastation. Une atmosphère tendue d’après-guerre.
Ce qu’ils ont vue, ce qu’ils m’ont dit
Dès mon arrivée, j’ai tenté de recueillir et de recouper au mieux des témoignages pour dresser un tableau impressionniste. En voici le récit.
LE 14 MARS Au milieu de l’après-midi du vendredi 14 mars, trois à quatre cent Tibétains (bien que connus pour leurs préceptes religieux de non-violence) commencèrent à défoncer et à brûler des échoppes chinoises. Des Chinois furent presque battus à mort dans le centre historique de la ville. Bien vite, la confusion régna: s’agissait-il de manifestations ou de vandales? La plupart des magasins tibétains reconnaissables à leur katha (écharpe blanche que l’on passe au cou du visiteur en guise de bienvenue, attaché à leur portes, furent épargnés par les agitateurs. Un touriste « sauva » un Chinois attaqué par un groupe de Tibétains récoltés. Il m’affirmera plus tard que « les Tibétains n’avaient aucune intention de tuer des Chinois ». Selon lui, ce regrettable saccage surgit spontanément: des Tibétains se mirent se mirent à découper des récipients d’huile végétale dans les boutiques chinoises auxquelles ils mirent feu.
L’ARMEE DEBARQUE Les forces de l’ordre encerclèrent l’aire affectée par les troubles, mais sans intervenir. Rapidement, elles prirent peur et fuirent sans pouvoir calmer la violence croissante qui dégénéra très vite en une véritable insurrection. Les policiers n’étaient alors armés que de simple bâtons de bois ou de matraques en caoutchouc. Quelques heures plus tard, l’armée (composée à 99% de Chinois) qui débarqua en masse avec camions, tanks et fusils, mit fin aux émeutes. Aucun cou de feu de l’armée chinoise n’a alors été reporté. Mais, dans cette soudaine irruption de violence, il existe plus d’indices que de preuves.
L’INCERTITUDE DEMEURE Il m’est extrêmement difficile de décrire ce qui s’est réellement passé. Des cartes mémoires et appareils photo ont été confisqués. Quelques jours plus tard, un ami fut arrêté alors qu’il prenait les soldats à un check-post. La police l’embarqua au poste. L’agent en charge découvrit très vite les articles de presse stockés dans son portable et fit venir un traducteur. Cet ami fut relâché sans saisie. GP
Le pire est à venir
LE RETOUR DES RICKSHAWS Au début de la semaine passée (17-21 mars), les commerçants ont commencé à fixer des nouvelles vitres, la voiture à nettoyer les rues. Les pédaleurs de rickshaws récupéraient des matériaux divers: barres en métal, habits et mannequins ressemblant étrangement à des cadavres.
Quelques supermarchés ont rouvert leurs portes. Mais bien des échoppes, hôtels et restaurants appartenant à des Tibétains, épargnés par les violences, restaient fermés.
COUVRE-FEU Une situation irréelle perdure: peu après le Losar (le Nouvel-An tibétain célébré à la fin février où les rues sont emplies de nomades, de moines et de familles), les avenues sont étrangement vides. Pas un seul moine ou vendeur ambulant, un trafic réduit, peu de piétons, une sorte de « silence suspendu ». Officiellement, il n’y a pas de couvre-feu,mais la police définit sa loi martiale comme un « special traffic control »… Désormais, la plupart des membres de l’expédition de la flamme olympique à l’Everest sont confinés dans leur campus.
TECHNIQUE DE PROPAGANDE Il a quelques jour, une patrouille m’a fait faire demi-tour: une équipe de la télévision chinoise prenait des images d’écoliers qui remettaient des cadaux aux soldats, une technique de propagande héritée des Soviétiques…
Au devant d’une boutique où quatre Chinois et un Tibétain ont perdu la vie, des photos noir-blanc exposent leurs portraits. Un homme distribue des fleurs et les passants sont invités à rendre un dernier hommage aux victimes. Un cameraman filme. Un peu plus loin, une bannière rouge annonce triomphalement: « Promoting civilisation management network and our city ». Les vendeurs de rue ont refait leur apparition. Comme auparavant, des employés en rang d’oignons écoutent attentivement leur manager sur le trottoir. D’autres vêtus du même uniforme, réalisent une chorégraphie au son de haut-parleurs.
DENONCIATIONS Les forces armées chinoises ont toujours considéré le Tibet comme une affaire interne. La grand majorité des Chinois n’a absolument aucune idée de ce qui s’est passé lors de l’invasion (1,2 millions de Tibétains-es ont perdu la vie), ni de qui est véritablement le dalaï-lama. Ils pensent sincèrement que le Tibet fait partie intégrante de leur territoire national.
Pour les Tibétains, ces événements tragiques auront à long terme des conséquences désastreuses. Connaissant l’inflexibilité du Gouvernement chinois, j’ai bien peur que la véritable chasse aux sorcières n’ait fait que commencer. Samedi passé, des rumeurs faisaient état d’arrestations de maison à maison et d’un nombre sans cesse croissant de prisonniers. Les autorités ont ouvert une ligne téléphonique pour recueillir les dénonciations. Dans son édition du 23 avril, le journal de Lhassa (en langue chinoise) publie les photos d’agitateurs recherchés et un numéro de téléphone. Derrière les hauts murs des stations de police, des casernes, des prisons et des monastères, la violence est devenue sans aucun doute une routine. Mais comment le savoir? Aucun de mes contacts tibétains ne répond sur son portable…GP
in La liberté, 27 mars 2008
+ d’infos sur la situation actuelle au Tibet: https://tibet.net/; https://savetibet.org/; tibet.fr; http://www.tibetmontblanc.org/; https://www.phayul.com; https://gstf.org/fr/
A écouter: L’archive du jour – Le 14 mars 2008, des manifestations sont violemment réprimées au Tibet
Du 31 janvier au 10 mars (date de l’invasion du Tibet central par l’armée chinoise et fuite du dalaï-lama de Lhassa) 2024 à Rumilly, https://www.mairie-rumilly74.fr/actualite/dans-les-pas-dalexandra-david-neel/:
