Carnet de route Afrique-Asie #64: Janne Corax: « Rester libre »

Publié le 23/01/2024

CARNET DE ROUTE #64 – Ali-Lhassa (Tibet). Claude Marthaler a rencontré un étonnant Suédois, qui a définitivement fait de sa vie une espace ouvert aux quatre vents.

J’ai rencontré Janne Corax une première fois à Lhassa en 1996. Avec ses « dreadlocks »et son long bâton couvert de barbelés destiné à se protéger de chiens suavages alors si féroces, il avait tout du rebelle.Je le retrouve par hasard à Kashgar à l’auomne 2007. Puis quelques mois plus tard au Snowland, un café-restaurant devenu une institution à Lhassa, mêlant aussi bien Chinois d’outre-mer que businessmen locaux, nomades tibétains et touristes occidentaux.

Janne n’entame jamais sa journée sans café. Il a la disponibilité et la nonchalance du voyageur, la démarche hachée de l’aventurier et le visage anguleux qui marque sa quarantaine. Une tête de Viking qui trahit bien sa nationalité suédoise.

« Ma mère m’a chassé »

Janne raconte volontiers comment a commencé sa vie de « vagamonde »: « 1984 marque un tournant. Dans ma vie aristocratique, je n’avais pas le choix: ou je devenais un clone ou rebelle. A 17 ans, j’ai voulu suivre une école de photographie, plus une idée qu’une réelle volonté, mais ma mère s’y est violemment opposée. Devant mon insistance, elle m’a tout simplement chassé. Mon père, de nature effacée, n’a rien dit. Mon frère, cinq ans plus jeune, mène paraît-il, une vie convenable… A vrai dire, je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais revu. »

Janne marque un temps de pause avant de poursuivre: « Durant mon enfance, je trouvais quelque fois refuge auprès de mes grands-parents maternels. Mon grand-père, qui atteingit la Colombie en bateau en 1930 et travailla dans l’industrie du bois dans les pays de l’Est dans les années 40-60, m’a nourri d’histoires exotiques. »

Couper les ponts

Janne agite ses grosses pognes carrées comme pour mieux se replonger dans son adolescence: « A 17 ans, j’ai pris mon baluchon et la route de Ténériffe, une façon de faire la fête et surtout de couper les ponts avec ma famille. Pendant trois mois, j’ai découvert la vie des « backpackers » parcourant le monde avec un simple sac à dos. Je survivais en distribuant des flyers pour des café-restaurants. Un an plus tard, j’embarquais sur un camion à destination d’Ankara et atteignis finalement Israël en bateau. J’appris à vivre dans la rue, à mendier. Une vie à la dure et excitante. C’était une période faste pour trouver des petits boulots journaliers, avant l’immigration des juifs de Russie. Mon plus beau souvenir fut de jouer un rôle de commandant russe dans « Rambo III » EN 1986. »

Sorti de l’école à 17 ans, Janne revient pourtant, entre des innombrables voyages, sur les bancs de l’université pour améliorer son anglais, son suédois et apprendre les sciences sociales. »Mais je n’ai jamais eu d’ambition carriériste », souligne-t-il. « J’ai toujours éprouvé de la difficulté à me fixer des buts à long terme et je me suis promis de rester libre. Parfois, cela me joue des tours: un mai et montagnard kazakh m’invite à grimper dans les Tien Shan dans neuf mois et je suis encore aujourd’hui incapable de m’engager si longtemps en avance. »

Janne n’est pas un loup solitaire, mais affirme ne plus souffrir de solitude, ayant définitivement fait de sa vie un espace ouvert aux quatre vents. Entre 1987 et 1993, il s’investit à fond dans la pratique de taekwendo, allant jusqu’à parfaire sa technique en Corée du Sud. Mais il s’en revient déçu par « cet entraînement de fou qui ruine la santé et ne vise d’autre but que la compétition ».

« Je détestais le vélo »

Durant cette période, Janne court beaucoup, mais finit par se blesser. Comme beaucoup de sportifs, il en vient ainsi à pédaler par « accident ». « Jusque-là, je détestais le vélo » dit Janne en riant, un comble pour ce personnage qui allait réaliser des premières en traversant les Chang Tang, d’immenses plaine du nord du Tibet, avec sa bicyclette chargée de 40 jours de nourriture. Ici mêm eoû son illustre prédécesseur, l’explorateur et cartographe Sven Hedin (1860-1952) fut le premier Occidental à parcourir au début du siècle ce vaste territoire qui ne figurait alors sur aucune carte.

La photo qui fait tilt

En 1990, Janne fait une « rencontre inspirante »: une Française venue à vélo depuis l’Europe. Quelques années plus tard, une photo dans un magazine -une photo de vélo de voyage prise dans un tas de déchets- lui fait tilt. Il ouvre alors un atlas, repère la Karakorum Highway et une semaine plus tard, se retrouve à Islamabad, guidonnant avec difficulté son vélo chargé. Il rencontre sur sa route Michaël Bach, un triathlète allemand et un as de la mécanique. Ils atteignent ensemble le col du Kunjerab le 1er mai, mais la durée limitée de son visa oblige Janne à poursuivre son voyage en transports en commun. Jusqu’à Pékin où il rêve déjà de joindre l’Afrique… une autre fois! Depuis, la bicyclette ne le lâchera plus.

Solitude, faim, hallucination et ouragan

Janne Corax repart depuis l’Europe de l’Est pour un long voyage interrompu par des gelures aux pieds au Liban. Début 1995, il quitte Singapour à vélo avec l’intention de rentrer en Suède par la route, mais une voiture le renverse au Népal et il se brise l’épaule. Une fois guéri, il passe six mois à Islamabad à aider un opposant de Mahathir bin Mohamad, le premier ministre de Malaisie, à faire sortir des Iraniens ou des Irakiens du Pakistan. Il tente une entrée en Afghanistan en pleine guerre civile, réussit, mais doit abandonner son vélo à la frontière. A l’hiver 1997, il traverse l’Inde, le Népal et le Tibet par la route du nord: « Une des régions où j’ai le plus souffert de solitude. »

En 2000, il rencontre Nadine Saulnier à Kashgar, une Québécoise, huit ans plus jeune que lui, qui voyage depuis trois ans à vélo depuis l’Australie. C’est le coup de foudre. Ils tentent une première traversée des Chang Tang ensemble, brusquement interrompue par une pneumonie de Nadine.

En Suède, ils n’habitent pas à la même adresse et seul un projet d’expédition les réunit alors à nouveau. Plus tard, il réalise avec Martin Adserballe, un autre parcours engagé, passant par le Keriya Shanku, un nom qui le faisait déjà rêver enfant et ils échappent de peu à la mort. Le peu d’informations glanées avant le départ s’avèrent fausses, leur réserve de nourriture est épuisée et se servent de leur dernière énergie à pousser leurs vélos sur des sentiers escarpés.

Janne est un homme d’action, pas un intellectuel. Ce végétarien n’analyse pas, il grimpe et déclare: « Le seul sens dans la vie est d’avoir une bonne vie. A chacun de savoir laquelle, pourvu qu’on ne dérange personne. Il faut faire les choses pour soi. Je n’ai pas de croyances religieuses ou autre si ce n’est en moi-même. » Des projets, Janne en a bien sûr: « J’aimerais gravir quelques hautes montagnes et naviguer. J’ai dans le pipeline une grand montagne que j’aimerais gravir… avant une expédition japonaise, cette année encore. »

Ce grimpeur atypique définit sa méthode en deux mots « essai et erreur ». « Au début, dit-il, j’ai commis des folies. Après ma traversée des Chang Tang en 2003, avec Nadine je commençais à halluciner par manque de nourriture, j’ai perdu momentanément toute motivation pour de nouveaux défis. J’aime surtout aller vers un sommet sur lequel on ne trouve aucune information, là où personne n’a encore mis les pieds. Le 28 juin 2007, Nadine et Janne atteigent le sommet du Kangzhagri (6323 m). Aussi étrange que cela puisse paraître, les Chinois ne le croient pas, car ce sommet est extrêmement éloigné de tout lieu habité…

L’inlassable arpenteur des Chang Tang a plus d’une passion dans son sac: en 1996 en Floride, Jane passe deux mois et demi en librairie pour tout apprendre de la voile avant de casser sa tirelire pour l’achat d’un bateau. Il s’embarque avec un autre débutant jusqu’aux Bahamas et ils manquent de couler juste avant l’arrivée d’un ouragan. Il vend l’embarcation aux Bermudes, mais garde en son for intérieur un inaltérable besoin de recommencer. CM

in La Liberté, 6 mars 2008