Carnet de route Afrique-Asie #60: « Le capital, ce sont les bêtes »

Publié le 03/01/2024

Le départ en Suisse depuis Douchanbé (Tadjikistan) de Nathalie Pellegrinelli, ma compagne d’alors, (voir article #59) se soldera, à mon propre retour à Genève près d’un an plus tard, d’une séparation définitive d’avec elle.

CARNET DE ROUTE #60 – De Bishkek (Kirguizistan) à Kashgar (Chine). Des signes de richesse qui proviennent du commerce des moutons , des chèvres et des chevaux.

Des wagons se sont installés dans la vallée de la Suusamyr, la Sibérie de l’Asie centrale. Treize ans plus tard, j’apprends que je l’avais traversée au mois de décembre par… moins 40 degrés. Le long de la route, de sommaires étagères de bois exposent des bidons d’essence et des bouteilles PET de kumiss. Les vendeurs eux, se terrent dans leurs roulottes à jamais échouées. Ces wagons récupérés servent à la fois de chambre à coucher, de magasin, de cuisine et de restaurant. Ils sont devenus une telle institution dans toute l’ex-Union soviétique que je me demande comment les gens survivraient sans cette bouée de sauvetage.

« Ne plante pas ta tente, tu vas te faire dévorer par les loups! » Viens plutôt dans ma roulotte! » me lancent les tenanciers suivi bientôt d’un « vert ou noir? » autour d’un poêle bouillant. Comme je suis étonné de voir autant de Mercedes-Benz neuves traverser cet univers frugal, un chauffeur de taxi qui gagne 10 dollars par jour, aussi vif qu’un champion de kick-boxing kirghiz, me répond: « Non, pas la mafia! Le capital ici ce sont les bêtes, mille moutons, mille chèvres, des centaines de chevaux. Un beau mouton se vend 100 dollars et en une année le troupeau double de taille. Fais le calcul, une de ces voitures neuves coûte 25’000 dollars, une d’occasion 5’000. »

La pêche illégale

Parvenu au réservoir de Toktogul, je demande à un patron d’un tchaïkhana: « Y a-t-il beaucoup de poissons? Trop. Des contrebandiers. Notre économie est faible. » Sa réponse ne me surprends guère. Au bord de la mer Caspienne, la pêche illégale finira un jour par faire mourir son « or blanc », le caviar.

A 54 ans, Aibek se souvient avoir servi sous les drapeaux deux ans en Hongrie et passée quinze jours en Finlande en 1981. Pour lui, le vrai socialisme, c’est la Norvège. Il se penche sur ma carte d’Asie centrale et inquiet, me raconte: « Regarde là, l’es-président Akaev a vendu cette vallée dans les Tien Shan pour trois milliards d’euros aux Chinois en 2000 », un contentieux territorial qui a d’ailleurs failli déclencher une guerre entre la Chine et la Russie en 1991. Il fait mine de venir en joue Akaev qui s’est enfui en Russie à temps et poursuit: « Si tu as l’occasion, trouve-toi une carte chinoise et tu y découvriras une autre frontière que celle-ci! Tu vois la résistance électrique sur laquelle bout la théière? C’est cela, l’Asie centrale! »

Les cartes géographiques ont toujours si bien su mentir… Je m’en rends compte chaque jour, particulièrement en Asie centrale. Ce qui pour moi ne représente qu’un simple détour, est devenu avec l’accès à l’indépendance des nouvelles républiques une cauchemar pour leurs habitants. Vu du ciel, un tracé d’alcoolique composé d’enclaves aussi petites que des gouttes de vodka tombées par mégarde sur une nappe blanche.

En 1994-95, armée d’un simple visa de trois mois pour la Russie, d’une lame de rasoir et d’une plume à encre de pour modifier la durée du dit visa, j’ai parcouru en un an ce vaste flanc sud de l’ex-empire soviétique. Un simple « exercice d’échauffement » qui m’avait permis de prolonger par la suite mon séjour en Chine…

Liberté inestimable

A chaque « frontière », les policiers s’empressaient de vider le coffre-fort qui tenait lieu de garde-manger et de me faire goûter de merveilleux melons ouzbèks… personne ne vérifiait mon passeport et tous s’assuraient que je ne repartais l’estomac, ni les mains vides! Je jouissais d’une inestimable liberté et d’un accueil formidable. Le voyage était artisanal. Paradoxalement, quelques années plus tard, avec le développement du tourisme, la généralisation des visas sou forme d’autocollants et des ordinateurs, la situation s’est retournée comme une crêpe. L’octroi d’un visa est souvent devenu un acte plus lucratif qu’administratif.

Une enseignante kirghize, dont la dentition en or, comme il en est d’usage ici, fait double emploi de traitement médical et de bijou, me l’exprime à sa manière: « Pour les anciens, l’Union soviétique était meilleures, assurant la sécurité de l’emploi, l’inexistence de l’inflation et le libre-passage dans tout le sovietski soyuz. Pour les jeunes s’ouvre aujourd’hui une chance d’apprendre l’anglais et de parfaire leur formation à l’étranger en s’acquittant toutefois d’un onéreux visa. D’un seul coup, leur monde s’est agrandi. Mais avec la montée des politiques nationalistes, nous avons même besoin d’un visa pour nous rendre au pays voisin, un comble! Le monde s’est rétréci. Heureusement, Poutine nous donne la possibilité de travailler sans problème en Russie. »

L’origine du problème se trouve dans le découpage artificiel de l’Asie centrale. Une répartition arbitraire du territoire qui ne tient pas compte du brassage séculaire des peuples. Ce fut l’oeuvre des théoriciens soviétiques en 1924 qui craignaient l’unité de la communauté musulmane.

Ils mangent de l’âne, du chien et même du loup

La piste claire file droit, invisible. Je cahote à 7 km/h et devine l’imprenable chaîne des Pamirs voilée d’un ciel laiteux. D’increvables kamazs et des zils remontent la piste de pierraille, harnachés de nombreux téléviseurs chinois qui débordent allègrement. Au village de Nura, Almaz, un employé des douanes kirghizes, et me parle de la route que les Chinois asphalteront, Inch Allah, l’an prochain: « Au temps des Soviets, il fallait tirer comme un malade pour embrayer une vitesse sur ces pelles mécaniques, maintenant les Chinois tapotent de leurs gants blancs sur des touches électroniques. »

Il m’invite et reprend: « Les Chinois ne sont pas doux comme nos agneaux. Ils sont fous. Ils mangent de l’âne, du chien et même du loup… ce qui fait l’affaire de nos chasseurs kirghiz. Tolik et Bakhet, imbibés de vodka, posent leurs fusils rafistolés (modèle 1931) contre le mur à l’intérieur de sa demeure et s’assoient en tailleur: « Nous tirons des loups et vendons la peau 4000 soms (137 francs suisses) dans notre pays et 20’000 (686 francs suisses) la bête entière aux Chinois!

Almaz doute cependant de ce prix improbable. Sa belle jeune femme, Jangilai, déploie une toile cirée sur le sol. Pliée, elle faisait office de sac à pain et se transforme instantanément en nappe, étalée à même le tapis. Elle rompt le pain à la main et nous glisse à chacun un morceau. Almaz, qui seule pratique un peu l’anglais, me lance: « Tu connais nos coutumes? J’ai enlevé ma femme dans sa famille! – Comment cela, sans son consentement? Non, elle ne m’avait jamais vu mais j’avais l’accord de son père. Nous avons débarqué un soir avec une bande d’amis en voiture et l’avons emmenée jusqu’ici… » (Ndla: le mariage par enlèvement nommé « ala katchuu ». Kyz ala katchuu signifie en langue kirghize « prendre une jeune femme et fuir ». C’est un acte violent qui se réclame d’une certaine tradition tout en l’inventant. Lire: https://lvsl.fr/le-mariage-par-enlevement-des-femmes-kirghizistan/).

A la frontière chinoise, défiant le froid incisif, un planton agite une drapeau rouge et un vert, debout sur une plateforme comme une marionnette. Dans le wagon qui fait office de check-post, un groupe de jeunes soldats me tourne le dos, les mains jointes autour du poêle à charbon. Leurs larges ceintures du cuir viennent à la rescousse de leurs maigres corps tout juste sortis de l’adolescence et qui flottent dans leurs uniformes. Sous l’injonction de leur chef qui les filme (!), deux d’entre eux fouillent négligemment mes sacoches avec toute la curiosité maladroite propre à leur âge.

Souvent au Kirghizistan, on trouve une carte du monde en cyrillique accrochée au mur. Mais une fois passé la frontière, la carte de la Chine devient la seule effigie. Une odeur bienvenue de gingembre et de piments se dégage de gargotes alignés. La TV nationale diffuse des images de cyclistes, d’une obéissance parfaite, qui préparent un défilé pour les JO comme une entreprise de redressement national. D’un seul coup, le monde c’est la Chine!…

Claude Marthaler, Kashgar (Chine), 28 octobre 2007, km 26’751 in La Liberté, 9 novembre 2007