Carnet de route Afrique-Asie #59: Kirghizistan, pays de proverbes

Publié le 26/12/2023

CARNET DE ROUTE #59 – De Bishkek (Kirghizistan) à Kashgar (Chine). Les proverbes sont nombreux au Kirghizistan, évoquant la vie nomade, la nourriture et les voyages.

« Vert ou noir? » C’est ainsi que commence une journée en Asie centrale. Assis sur une estrade de bois couverte d’un tapis, le dos appuyé contre des coussins, je prends les premiers rayons de soleil dans une tchaïkhana d’où se dégage une odeur de galettes croustillantes. Pour dix centimes suisses, je m’offre un pot de thé… vert ou noir. Mais aujourd’hui, il en faudra plus pour me consoler. Une apesanteur mentale, à égale distance entre exaltation et mélancolie m’assaille. J’ai beau me dire que l’on voyage à la recherche de nouvelles sensations… pas toujours agréables, mais toujours instructives, une triste et soudaine solitude de pédaleur de fond m’envahit.

La recette du « plov »

Brise que se lève, roseaux qi s’inclinent, feuilles qui tombent. En route, un rien perturbe mon sommeil et me tient en alerte. J’ai désappris à camper seul. En une nuit, ma compagne Nathalie a changé de continent, rebroussant deux ans de route en quelques heures pour retrouver sa famille. Je me sens décalé, dépareillé. Je songe au proverbe kirghize qui personnifie la vie nomade: « Si l’on te donne juste un jour à vivre, passes-en la moitié en selle. » Aux tables voisines s’installent des aksakals, des barbes blanches, le caftan de feutre noué d’une étoffe à la taille, déchaussant leurs hautes bottes de cuir noir. Dans le chaudron, un cuisinier prépare le « plov » (riz pilaf). Subtile recette qui connaît 45 variétés: « La viande doit être ni trop vieille, les carottes jeunes et l’oignon tranchant comme un sabre! » De plus, le plat d’Asie centrale est « démocratique »: « Si tu es riche, tu mange du plov, si tu es pauvre, tu ne mange que du plov! » C’est à cause de lui, rapporte la légende, que les armées de Tamerlan ont vaincu Alexandre le Grand qui en fut si impressionné qu’il en ramena la recette. La popularité du plov est dû à son incroyable flagrance qui s’échappe du chaudron… si bien qu’elle atteint même Allah!

Les vieux font amen: ils passent leurs mains jointes sur leurs visages émaciés et les glissent sur leurs barbes. Est-ce donc vrai, « qu’un homme sage n’est pas celui qui a vécu longtemps, mais celui qui a voyagé le plus? » comme le prétendent les Kirghiz? Je n’ai qu’une envie, me remettre en selle.

Un hiver féroce

J’ai quitté Bishkek, l’âme en bandoulière et le corps calfeutré de couches superposées. L’hiver est arrivé en avance, par effraction dans mon coeur et dans le paysage. Et ma mémoire rebondit soudain: la réalité de ce féroce hiver 1994-1995 où la route kirghize, pendant trois mois, ne fut qu’un faisceau de glace, troué par la chaleur bienveillante des roulottes où je me réchauffais douloureusement mes doigts de pieds blanchis. Je me souviens aussi des pauvres babouchkas tapant du pied sur la glace vive jusqu’à tard dans la nuit à la lueur d’une simple bougie. Elles vendaient aux carrefours une barre de Snickers, un paquet de cigarettes ou une bouteille de vodka…

Des sumos en fourrure

« Sibir! (Sibérie) Roladna! (froid). Fais demi-tour, il neige tout là-haut. Davaï! (allons-y!) je t’embarque pour Bishkek! » me crient les camionneurs par dessus bord, crachant leur diesel comme une mauvaise haleine. La route s’incline, mais je décline leur franche invitation. Le vent siffle et forcit en rafales intempestives. Pied à terre, cambré comme un fougueux cheval de la Fergana, le vent me bascule. Je chaloupe. Mes semelles glissent sur la marée de flocons qui durcit. Quatre roues transportent mon corps, deux mon âme. Quatorze mètres/seconde et moins 15 degrés indique la station de police, gardienne du tunnel-col de Tuus Asau, à 3200 mètres d’altitude. La neige s’accumule sur les carreaux du bureau bouchant la vue.

Sans tergiverser, Aikbel, le plus jeune policier, m’entrebâille une à une les portes d’entrée successives. Il jure que cela n’est pas son métier: « Je suis technicien de surveillance », insiste-t-il avec grandiloquence en me montrant les écrans de TV qui permettent de visionner le passage des véhicules dans le tunnel… Joli euphémisme. Fort comme un taureau, il pratique la lutte. Comment en pourrait-il être autrement? Pour tous d’ailleurs: vêtus d’habits militaires russes, la tête couverte d’une épaisse chapka et d’un capuchon, ils ressemblent à ds sumos gaufrés de fourrures, que rien, pas même le vent, ne pourrait déraciner. Aikbel ne perd pas le nord et me loue son lit pour la nuit, pendant qu’il travaille, 100 soms, de quoi se chauffer le gosier à la vodka. Il n’en gagne d’ailleurs que 4000 par mois (140 francs suisses).

Trop froid pour négocier: je capitule de bon coeur. Comme la nuit tombe, nous déglutissons une soupe de pommes de terre, serrés les uns contre les autres, assis sur des bancs autour d’une table. Timur, un trapu, me traite de spion (espion) en rigolant. En URSS, il y a seulement deux décennies, tous les étrangers étaient considérés comme des espions potentiels et il était formellement interdit d’entrer en contact avec eux!…

Le pourcentage de la pente ou le taux d’alcool?

Le monde se fait brutal et enrhumé, tranchant comme une bourrasque. les visages se violacent, sans que je ne parvienne à discerner les effets du froid ou de l’alcool. Eldar, un Kirguiz déjà bien noir, m’invite à boire au remède universel en tapotant son index contre son cou. En claquant de sa langue, il mime à merveille le bruit du goulot de bouteille. Je comprends enfin les panneaux signalétiques « 12% » ou « 7,81 % », plus proches du taux d’alcoolémie que du réel degré de la pente!

Il n’y a que les sportsmen pour carburer à l’eau de source! De l’eau, il y en a jusque-là, « Who Tak », dit-il en passant son pouce dressé sous son cou. Quand à mon joyeux compagnon, il fourgue dans les poches de son long manteau un pain et une motte de beurre pour sa longue nuit. Nous traversons à la hâte la tempête de neige d’une démarche robotique. « Robote! » (travailler) me fait d’ailleurs aikbel en me souhaitant « Spokona noch! » (bonne nuit!). Le gigantesque moteur diesel qui chauffe le poste sans relâche n’a que faire de l’hiver. Il tire son existence des heures glorieuses du soviétisme, mais pas mon ami le « technicien de surveillance » de son sommeil, vaincu par la chaleur tropicale…

La piste s’enfile dans une étroite vallée où je me sens entraîné par sa rivière tumultueuse. Un écrin d’arbres jaunis resplendit face aux montagnes blanches. Juchés sur des promontoires, des mausolées de briques, couleur sable et des armatures de fer rouillés représentant une yourte laissent passer le vent: des cimetières.

La neige recouvre déjà les herbes folles, les arbrisseaux et les larges troupeaux de moutons du Karakul. Dans le lointain, un groupe de cavaliers aux manteaux sombres se découpe dans un paysage couleur sépia. L’un d’eux, le visage carré et les yeux bleus perçants s’approche et me lance une corde pour l’attacher à ma potence… et me remorquer!

Désomais et jusqu’à la frontière chinoise, les invitations se succèdent. A proximité d’une ferme, Toktogul me hèle: « Viens donc boire le thé! » Il m’introduit aussitôt dans sa famille qui vient de sacrifier un mouton en souvenir de la mort d’un de ses fils. « Mange, c’est du tout bon, une délicatesse! », s’exclame-t-il, tout occupé à décortiquer le crâne de la bête au couteau. Comme je suis l’invité, j’ai droit à la queue, pas forcément la partie la plus succulente, mais la plus grasse de l’animal, un symbole de richesse. La mère fait tourner un plat de cervelle assorti de légumes et d’oignons frits. Puis Toktogul me passe un morceau d’oreille et un oeil bleu de mouton… en me faisant un clin d’oeil! Je finis par bêler, ils rient… Sans mouton, le Kirghizistan n’existerait pas.

Claude Marthaler, Kashgar (Chine), 28 Octobre 2007, km 26751 in La Liberté, 8 novembre 2007