Carnet de route Afrique-Asie #57: L’allure du Petit Prince

Publié le 12/12/2023

CARNET DE ROUTE #57 – D’Ali (Tibet) à Kashgar (Sinkiang/Chine). Rencontre avec Tsa-o-Tse, au regard doux et fragile des rêveurs. 35 cols, de quoi avoir un appétit de loup.

>Dans le précédent épisode, Claude Marthaler parlait de ces cyclotouristes, toujours pus nombreux dans le Tibet de l’ouest/réd. Et puis il y a les jeunes Chinois qui depuis peu découvrent avec enthousiasme leur gigantesque pays et les espaces vierges du Tibet. Privés de passeport et de devise forte, leur monde s’arrête aux frontières de la Chine. Nés bien après l’invasion du Tibet, que connaissent-ils de l’histoire de la terre qu’ils parcourent? Et que dire de ceux qui arborent fièrement le drapeau national?

Depuis six ans, Tsao roule pour les JO de Pékin à travers « toutes les provinces de Chine » sur un vélo de vagabond garni de nombreux drapeaux rouges. Récoltant les honneurs, il nous présente ses kilos de carnets de notes et innombrables photos où il est reçu en grande pompe par les responsables locaux. Vêtu d’un costume Mao, il s’allume une cigarette après l’autre, rappelant que le cyclisme de compétition est d’origine prolétarienne.

Les trois cadeaux

L’été prochain, Tsao, 64 ans, vivra son moment de gloire aux JO où il est attendu comme invité officiel. Il y a seulement dix ans, la Chine entière roulait encore sur deux roues à la force de ses mollets. Autrefois, un Chinois se devait d’offrir les « trois choses qui tournent » à sa fiancée: une montre, une machine à coudre et une bicyclette.

Un vent s’engouffre dans l’ample vallée et ratisse nos dernières forces. Un col nous galvanise, car dans ce no man’s land, un but, aussi petit soit-il , fragmente l’insaisissable ligne de l’horizon. Des flancs de montagne composés d’un mélange de vert, d’ocre, de jaune et de carmin cernent un chapelet de lacs ourlés de sel. La rivière coule, muette et invisible, sous un épais manteau de neige maintenu par le permafrost. Il n’y a pas âme qui vive.

Au passage du plus haut col (5400 m), une pluie fine nous catapulte dans une autre saison. Nos corps se crispent. Pieds trempés et mains engourdies moulées aux poignées de frein, nous passons de nombreuses tentes de nomades plongées dans un brouillard dense. Puis l’accalmie. Le ciel enfin dégagé laisse aparraître des sommets de 6500 mètres qui renvoient la lumière épurée du soir.

« As-tu mangé? »

Camper dans l’espace incommensurable du Tibet est un véritable plaisir. La vie itinérante conduit à l’essentiel. Le réchaud vrombit, longtemps, car l’eau demande du temps à bouillir à cette altitude. Notre tambouille nous plâtrera l’estomac et un sommeil de dix à onze heures suivra. « As-tu mangé aujourd’hui? », c’est ainsi que les Chinois qui se rencontrent se saluent. Cette entrée en matière ne diffère pas des rêves éveillés des cyclonautes peuplés d’une seule et même obsession: la nourriture.

L’infinie ligne de poteaux électriques rythme le paysage, tous les dix mètres, d’une régularité sans concession, semblable à ces longues périodes de vie sans événements. Dans l’atmosphère sereine qui nous enveloppe, Nathalie dont le plus cher désir, serait d’observer des loups, aperçoit soudainement, à travers ses jumelles, une vague forme qui marche d’un bon pas. A notre salut de la main, elle se dirige vers nous. Tsa-o-Tse a le regard doux et fragile des rêveurs. Malgré le soleil ardent, il ne porte ni lunettes, ni couvre-chef.

Je déploie une carte de l’Eurasie et lui pointe « Ruishi » à l’extrême ouest – La Suisse – ce minuscule territoire de 41290 km carrés, grand comme les plaines de l’Aksai Chin qu’il vient de traverser et 234 fois plus petit que la Chine. Il me montre à son tour l’océan Pacifique et s’exclame « La mer! Je ne l’ai jamais vue! » les yeux écarquillés.

Parti de Kashgar il y a 25 jours, il se dirige vers le camp de base de l’Everest. Tsa-Tse nous touche; si éloigné des jeunes de sa génération qui s’abrutissent dans les cybercafés. A mille lieues de la politique totalitaire de son pays et de ces convois de camions militaires Dong Feng qui froissent chaque jour le silence des hauteurs et nous noient de poussière. A 26 ans, il a quelque chose de poétique, une délicatesse rare, l’allure du Petit Prince.

Les convois, les campements, les serres et les citernes à essence témoignent d’une intense activité militaire à une encablure du col de Karakoram (5575 m), une branche de la séculaire route de la soies qui conduisait à l’Inde. En 1962, les armées indiennes et chinoises se sont affrontées sur les hauteurs himalayennes, pour ce morceau de terre sujette au permafrost et pour une autre portion congrue de l’Arunachal Pradesh (Inde).

A la barbe des Indiens, plus de 4000 travailleurs construisirent la route 219 entre mars 1956 et octobre 1957. Aujourd’hui encore, le Pakistan et l’Inde s’affrontent sur le tout proche glacier du Siachen (le lieu des roses sauvages), deuxième plus grand glacier non polaire du monde à 5730 m. Cette « guerre froide » coûte un million de dollars par jour à l’Inde et tue plus de soldats par mal d’altitude que par balles…

Les dobans

En atteignant les confins de l’Aksai Chin la piste prolonge abruptement au terme de 225 km à 5000 m d’altitude ou plus. Nous échappons à la bourrasque et parvenons à un doban. Autrefois véritables caravansérails pour les cyclonautes, ces abris de cantonniers permirent la construction du réseau routier du pays. Etudiants, chômeurs et dissidents vivaient dans des conditions précaires.

Disséminés à intervalle régulier sur toutes les voies de communication de Chine, les dobans tombent aujourd’hui en ruine. Le vent siffle à travers leurs fenêtres et portes vandalisées et ils servent d’abris aux bergers. Les murs décrépis retiennent encore des slogans à la gloire de la Chine communiste.

Profil d’animal

Les trois derniers cols présentent les plus forts dénivelés de la traversée. Partagés entre entraînement, acclimatation et fatigue accumulée, nous les gravissons avec la fatigue du ceval qui sent l’écurie. Si un voyageur sait toujours qu’il partira et qu’il arrivera un jour, il ne sait jamais quand.

L’ultime rejeton des 35 cols, à 3300 m, entaillé dans la roche, ressemble à un utérus. Nous filons par 2000 m de dénivelé, vers les désert du Taklamakan (« Les maisons de sable enterrées »). Des chameaux de Bactriane s’enfuient à notre passage. J’ai désappris à compter la piste en kilomètres. La montagne nous a dé-nivelé, érodé, façonné. En filigrane, nos corps se sont réduits à leur plus simple profil d’animal. Notre appétit n’a d’égal que celui du loup.

Une renaissance

Au village de Pusa, nos vélos se dirigent instinctivement vers un himalaya de melons. Le bazar déborde de vie. D’un mouvement alternatif, deux hommes plongent leurs corps en nage dans un four à pain vertical pour retirer des galettes croustillantes à l’aide d’une tringle de métal.

Des vieux coiffés d’une toubiteika (chapeau carré, brodé) dirigent leurs moutons récalcitrants au milieu d’une foule bigarrée. Oasis de peupliers, masures de terre, charrettes à âne, notre arrivée résonne en nous comme un retour à l’abondance. Une renaissance. Nos faces burinées, taillées au hachoir, y ont laissé des litres de sueur, nos coeurs des millions de pulsations. La montagne nous enfante. Comment ne pas lui ressembler?

Kashgar, Sinkiang, Chine, le 26 août 2007, km 24’519