Carnet de route Afrique-Asie #56: Le Tibet de l’ouest devient gentiment un « classique » pour les cyclotouristes

Publié le 21/11/2023

CARNET DE ROUTE #56 – D’Ali (Tibet) à Kashgar (Sinkiang, Chine). Là où Marthaler n’avait vu qu’un cyclotouriste japonais en 1995, il en a rencontré 47 cette fois.

Dès le premier coup d’oeil, la ville d’Ali (le chef-lieu de Ngari, la préfecture de l’Ouest tibétain), perchée à 4300 m d’altitude, nous apparaît laide et surréaliste, greffée contre nature dans ce paysage minéral. Les vitres teintées de ses buildings tape à l’oeil reflètent les montagnes désertiques. Ses boulevards taillés à la Haussmann et inféodés à une perspective militaire débouchent sur des portiques surmontés de dragons, un symbole impérial. Sur de larges trottoirs, des Tibétains, travailleurs journaliers, attendent un emploi éventuel. Ils nous rappellent les sans-papiers de l’Afrique sub-saharienne, brandissant leurs rouleaux de peinture aux carrefours de Tripoli… Quelques places désespérément vides, flanquées de monuments prolétariens colossaux et de bâtiments aux colonnes romaines cachent mal les sordides bâtiments aux vérandas si typiques de l’es- Union soviétique.

Un air martial

La Chine construit vite, mal et bon marché, conférant à chacune de ses villes un air martial écrasant. A moins de 250 km de sa source, l’Indus qui scinde cette ville nouvelle en deux, se voit déjà souillée. La petite ville qui en 1995 était constituée d’un unique croisement de rues bétonnées et n’abritait qu’une garnison militaire, s’est métamorphosée, ceinturée par des plantations de saules et de peupliers qui ne demandent qu’à grandir dans cet univers hostile. Je me souviens m’y être caché pendant trois jours pour échapper à la police…

Une odeur de charbon et de mouton nous attire et annonce des barbecues de tôle ouvragée. Pour la première fois depuis Lhassa, nous goûtons à une atmosphère d’Asie centrale. Des Ouïghours venus au IXème siècle de Mongolie pour s’établir comme cultivateurs dans le bassin du Tarim, au nord du Tibet, s’immiscent aujourd’hui dans le commerce local. Au-devant de leurs restaurants,ils dépècent des bêtes, coupant la viande à coups de hache sur des billots, puis rôtissent des centaines de brochettes.

Ce samedi, le restaurant est plein à craquer et nous tenons à marquer cette étape par un repas de fête. Mais à peine attablés, notre joie s’assombrit. Notre voisine qui nous abreuve de sourire, s’approche et se présente: elle n’est autre que le big boss du PSB (Police Security Bureau). Cette Tibétaine déterminée nous intime de nous rendre aujourd’hui même dans son bureau pour légaliser notre séjour.

En panne de distraction

Le cybercafé de la ville, ouvert 24 heures sur 24, réunit la jeunesse chinoise en panne de distraction. On y accède par un escalier délabré qui pue l’urine. Les visages blêmes barrés d’une longue mèche noire, trahissent de longues nuits d’insomnie. Certains dorment dans leurs fauteuils, la tête tombante. Mais la plupart d’entre eux manie le clavier avec une effervescence quasi pathologique, se noyant dans le jeu, tirant sur leurs cigarettes comme cheminée d’usine.

Si internet donne accès à une quantité incroyable d’informations, sa généralisation révolutionnaire n’a en rien élevé le niveau de l’éducation sur la planète. Les Africains utilisent le cybercafé à la recherche de femmes blanches à marier, les Chinois se saoulent de jeux, et partout la pornographie prédomine…

Requinqués par six jours d’arrêt, chargés de quelques 20 kg de nourriture, nous nous plongeons à nouveau dans un monde sauvage. Le soleil, fragmenté par une marée de nuages, inonde le haut plateau et le falaises de grès. Un à un , les cols nous basculent dans une autre vallée. Au Pangang-Tso, l’atmosphère est marine. Le lac salé, océanique, lèche des montagnes taraudées et s’étiole comme une ficelle jusqu’au Ladakh.

Pour avoir parcouru ces pays en tous sens, j’ai toujours rêvé de frontières ouvertes entre le Pakistan, l’Inde et la Chine, d’une transhimalayenne intégrale. Sur la piste fouettée d’embruns, un couple de Chinois tient une gargote incontournable et nous prépare un excellent poisson à la vapeur, agrémenté d’ail et de gingembre.

Nous campons et nous nous baignons dans ses eaux d’une clarté de cristal, tour à tour turquoise ou bleu profond. L’été, en plein soleil, ce lieu tout simplement idyllique, brise le rythme immuable des journées de piste. Le « moralomètre » de Nathalie remonte au beau fixe. Nous pouvons dormir sur les deux oreilles: même la jante fissurée, collée à l’époxy, résiste aux pires traitements. La nuit retire notre fatigue, mais le vent chahute notre tente comme une voile de navire.

47 cyclotouristes

La rencontre de cyclistes nos extrait momentanément de l’infernale piste de tôle ondulée et nous revigore. En 1995, je ne croisais qu’un Japonais et nous ne formulions alors qu’un seul regret: ne pas rouler dans la même direction pour noyer nos solitudes. Le Tibet de lpouest est un passe de devenir un « classique »: nous ne rencontrerons pas moins de 47 cyclistes!

Parmi eux, il y a les puristes: les « longs courriers », ces Occidentaux ou Japonais qui traversent le monde « sans attaches et hors du temps » ou les « express », chargés de deux sacoches, sans réchaud, qui se contentent de manger des pâtes crues. Ceux qui pratiquent du « mixte » et chargent à l’occasion leurs vélos sur un bus, un train ou un avion pour rentrer à temps.

Changer de vie

Il y a les rêveurs et les excentriques. A 50 ans, Ruth a quitté l’Allemagne sur un antique vélo monovitesse avec un frein avant à tringle et une selle qui tient plus du coussin de sofa – « parce que je peux le réparer moi-même », nous répond-elle. 17’000 km plus loin, elle explique s’en être allée « pour changer de vie ». Mais le voyage soulève bien plus de questions et de poussière qu’il n’apporte de réponses. Comme l’écrivit Georges Moore:  » Un homme voyage à travers le monde à la recherche de l’essentiel et retournera chez lui pour le trouver. »

Christina, une Autrichienne de 55 ans, extravertie, à la fois délurée et profonde, nous raconte comment elle gifla un chauffeur tibétain qui exigeait un prix exorbitant pour l’aider à traverser une rivière.. Pour la même raison, elle refusa de payer le prix de sa chambre d’hôtel au gérant. Celui-ci s’empressa d’appeler la police. L’agent frappa à sa porte et Christina l’entrouvrit, dévêtue. Géné, le policier tourna les talons pour ne pas perdre la face… Exaltée, Christina s’adresse à Nathalie: « Tu verras, passé 50 ans et la ménopause, tu auras une pêche d’enfer grâce à la montée en flèche de ta testostérone!… C’est la plus belle partie dans la vie d’une femme! »

Kashgar, Sinkiang, Chine, le 26 août 2007,kilomètre 24’519 in La Liberté du 20 septembre 2007