Carnet de route Afrique-Asie #55: La montagne de cristal souillée

Publié le 21/11/2023

CARNET DE ROUTE #55 – La kora, le pèlerinage autour du Mont-Kailash, attire chaque année au Tibet des milliers de touristes qui viennent s’y purifier de leurs péchés et abandonner leurs détritus. Vous avez dit écologique?

Darchen: point de départ du pèlerinage autour du Mont-Kailash – la kora pour les Tibétains ou la parikrama pour les hindous. Jadis (en 1995), un simple hameau de maisons en briques de terre crue encerclé d’un village de tentes dressées par des marchands khampas durant la saison estivale. Je peine à retrouver des repères dans cette ville sinisée à outrance, dominée par la cime enneigée du Kang Rimpoche. Les Chinois n’ont pas fait dans la dentelle. Comme toute mission civilisatrice, au nom du communisme, ilsont érigé un espace hétérogène, des rangées de bâtiments tous oblongs, tous pareils, laids, privés d’eau et de toilettes, si bien que les habitants défèquent partout, à tout âge, de jour comme de nuit, sans aucun souci de salubrité publique.

« ECOTREK »… Des chiens apeurés et faméliques errent dans ses rues jonchées de déchets, à la recherche d’un reste de nourriture. Populations, restaurateurs ou pèlerins jettent sans complexes leurs détritus à tous vents. Dans la rivière polluée à souhait, on prend invariablement de l’eau pour boire ou cuisiner, l’on tape son linge et les chauffeurs de tours organisés lavent de bians mousseux leurs voitures à l’effigie d' »Ecotrek ». Les mêmes qui nous ont systématiquement inondés de poussière. La ville qui s’ouvre toute entière à une immense plaine et à la scintillante Gulra Mandata, est sale, disloquée et sans âme. En dix ans, Darchen s’est transformé en un eldorado du pèlerinage industriel, multipliant les menaces mortelles au fragile écosystème. Epitome et apogée de la chaîne du Gandikse, le « débris cyclopéen » du Mont-Kailash, qui attire des pèlerins depuis plus de 2000 ans s’est transformé, à l’image du Cerro Rico (Ndla: Potosi, Bolivie. Ville fondée en 1545 par les Conquistadors qui, pendant 60 ans, ont extrait de l’argent du Cerro Rico, la riche montagne. L’on dit que la somme totale extraite de la mine aurait suffi à construire un pont entre Potosi et l’Europe ) en une montagne d’argent haute de 22’000 pieds. Le monde mourra-t-il de banalisation?

L’EXPLORATEUR SUEDOIS Passé un mur, nous entrons dans une longue vallée, cernée de hautes parois de grès et d’agglomérats. La face rubis (ouest) du phallique Kang Rimpoche se dévoile peu à peu. Puis nous accédons à une plateforme-cimetière silencieuse où les pèlerins ont fagoté des cairns de leurs maillots ou bonnets. Nathalie découvre les restes d’un sacrifice animal laissés aux bons soins des vautours. Perché sur la gauche, Chukku Gompa, monastère où Sven Hedin (1865-1952), le célèbre explorateur suédois, pompeusement qualifié de « premier Blanc à avoir effectué la kora« , avait fait halte quelques jours en 1907. Remontant le cours de la rivière, la « montagne de cristal », dont la forme insolite inspira tous les temples hindous et spécialement celui d’Ellora, apparaît imprenable. Des falaises noires polies par le vent, semblables à des tuyaux d’orgue, protègent le Kailash comme une implicite cathédrale. S’a cachent aussi les traces du malicieux Milarepa.

DES EDELWEISS Des gardiens de troupeaux aux chapeaux de feutre, enroulés dans d’épaisses peaux de bêtes, juchés sur des motos richement décorées comme leurs chevaux, rejoignent leurs tentes tendues de nombreux filins, semblables à des araignées. Le pâturage absorbe nos pas avec douceur et nos poumons ne s’essoufflent plus à 5000 mètres. Des edelweiss et autres fleurs grenat ou violettes nous distillent un air alpin. Une fine lumière irise des yacks au pelage rugueux.

Nous traversons un pont suspendu et les yacks s’essaiment, effarouchés, sur les pâturages étonnamment riches dans ce décor austère de pierrailles où poussent également une trentine de plantes médicinales.

UN MONASTERE Le petit monastère du Dira Phuk apparaît au bout d’une série de chortens blancs et jaunes, encore plus modeste face à l’imposante paroi d’or (nord) du Kang Rimpoche surmonté d’une calotte glacière, majestueuse, qui surgit entre deux monticules sombres, solennels comme deux samouraïs. Sa merveilleuse symétrie provoque en nous une tension joyeuse. Son ampleur de vaisseau ou de grand arbre déployé irradie un pouvoir mystique qui nous émeut. Le jour tombe.

Nous accédons à la cuisine du monastère par un étroit couloir, passant devant l’antique hermitage, un simple rocher noirci par les lampes à beurre. Genou contre genou, les pèlerins maintiennent un silence de fatigue et se recroquevillent dans l’antre moyenâgeux, noirci de suie. Le pôele, alimenté de bouses de yack, dégage une chaleur d’enfer et nous permet de deviner le profil tanné de nos voisins. Une série de bouilloires fument.

Un jeune moine rieur nous prépare de son index des boulettes de tsampa sucrée et un pèlerin nous entaille à l’aide de son long couteau un quartier de viande de yack séchée. Une jeune tibétaine élancée, plus haute que tous les moines, baratte du thé au beurre salé. La soirée s’écourte, nous rejoignons un dortoir. Les pèlerins s’en vont dormir dans le vestibule du monastère au sole de granit froid, dont la porte ouverte donne en plein sur le Mont-Kailash.

LE JOYAU DES NEIGES Dans le froid cristallin du matin, le soleil lèche déjà la face noire, verticale et imposante du « joyau des neiges ». Nous sommes reconnaissants de cette beauté tout en repensant à une citation de John Sterling: « Le but, lui-même, le Kailasih, dans notre cas, a peu d’importance. Il apparaît peut-être à première vue chargé d’une vaste signification en étant incroyablement beau, avec une aura de merveilleuses forces surnaturelles et répond à une association exotique, mais toutes ces qualités servent essentiellement à une fonction pragmatique, c’est-à-dire permettent une focalisation des aspirations spirituelles du pèlerin. »

Nous traînons et empruntons les derniers le sentier. Au nord, une vallée conduit aux sources de l’Indus qui traversera alors le Ladakh, puis formera la colonne vertébrale du Pakistan avant de se jeter dans la mer d’Arabie. De l’autre côté de la montagne, les sources du Gange et du Brahmapoutre, séparées par le Grand Himalaya dont les longs cours enserrent le nord de l’Inde comme deux pattes de crabes, se joignent dans le delta de l’Hoogli, près de Calcutta puis se jettent d’un élan commun dans le golfe du Bengale. De toutes parts naît la vie comme si le chaos engendrait le cosmos.

CANETTES DE RED BULL On dirait une armée en déroute. Partie au lever du soleil d’un campement au contrebas du monastère, une colonne de pèlerins indiens parcourt la sente pentue, bordée de canettes de Red Bull et de bouteilles de plastique éparses jetées négligemment parmi les roches. Leurs compagnies touristiques les ont affublés des mêmes habits. Leur identique doudoune safran, leur cagoule, leurs gants et leurs lunettes trahissent des corps dodus victimes de décennies de diète indienne à base de beurre clarifié et dissimulent une classe sociale aisée. Certains marchent, le souffle court, soutenus avec beaucoup de gentillesse par leurs guides népalais, suivis d’un « homme-pharmacie ». D’autres s’affalent sur les cailloux et tètent leur bouteille d’oxygène, comme des nouveau-nés. Ils ne trouvent plus la force de répondre à nos sincères « Namasté! » Des chevaux emportent les plus faibles d’entre eux jusqu’à l’inclinaison extrême du sentier.

Ils ont dépensé une petite fortune pour réaliser la parikrama, le pèlerinage de leur vie. En quelques jours, ils se échappés des 48 degrés de la leur Tamil Nadu tropical en atterrissant à Kathmandou pour atteindre Darchen (4670 m) en 4×4, secoués comme des cocotiers. « Plutôt mourir que renoncer! » confient-ils à leurs guides. Un Népalais chuchote qu’une quinzaine d’entre eux y meurent chaque année!

La pente est couverte de vieux vêtements et de touffes de cheveux laissés par les pèlerins bouddhistes pour lesquels le passage du col symbolise la renaissance. Effectuer une circonvolution de la montagne sacrée leur permettra de racheter les péchés de toute une vie.

MONTAGNE DE DETRITUS Au point culminant, le col de Dolma (5600 m), marqué d’un rocher de granit et flanqué de couches de drapeaux à prière, les Indiens titubent comme des zombies. Fauchés par leur flagrante absence d’acclimatation, leur non-pratique du sport et par les méfaits de la vie citadine, ils se couchent à moitié morts, secoués par leurs accompagnateurs, priés de poursuivre leur chemin. Nous pique-niquons, fatigués et contents, comme au sommet des Alpes. Notre respect va grandissant pour ces pèlerins, montagnards d’un jour, remués par la foi, au bout d’eux-mêmes, mais nous déplorons qu’ils polluent sans vergogne « leur » lieu sacré – un amoncellement de détritus alarmant, mais évitable, qui s’aggrave chaque année… Il y a douze ans, on n’en trouvait trace.

Devant leur manque de conscience, une solution serait peut-être la transformation de la région du Mont-Kailash en un vaste parc naturel, ce qui nécessiterait une détermination et une concertation au niveau local et une implication en haut lieu: à Pékin même! (Ndla: Les élèves et les enseignants du Tibetan Medical and Astro Institute (www.kailashprojekte.ch) nettoyaient au moins deux fois par an les abords de la kora. L’association Clean The Planet, qui n’existe plus (www.cleanplanetassociation. org), visait à une prise de conscience et à une résolution des problèmes de l’environnement au Mont-Kailash.)

Les « rescapés de l’enfer » finissent par emprunte l’escarpement de la descente sur des jambes flageolantes qui les portent à peine. En une seule journée ils ont pris de l’âge, mais se sont aussi délivrés de péchés.

« MOTHER INDIA » Nous dégringolons et passons le lac aussi froid que sacré de Gauri Kund tapi dans l’ombre oû l’on devrait s’immerger pour réaliser un pèlerinage complet… Au bas de la vallée, une tente de Tibétains attend de pied ferme les pèlerins fatigués en leurs vendant soupes et thé chaud. La vallée est encore longue jusqu’au monastère de Zuthrul Phuk, le dernier stop avant Darchen. Mais déjà de frais chevaux viennent à la rescousse des plus éreintés. Demain, des membres de leurs familles, qui ont renoncé à la parikrama, viendront les accueillir émus sur le bord du chemin. Puis, comme au premier jour, des 4×4 les emporteront, raccourcissant leur pèlerinage d’une bonne dizaine de kilomètres, et dans quelques jours, ils retrouveront « Mother India » balayée par la mousson… C’est sans doute ainsi que l’on déplace les montagnes. Pour l’heure, une Indienne gît inconsciente dans les bras de son guide népalais, un tuyau reliant un ballon d’oxygène à ses narines.

Parmi les Tibétains, les pèlerins les plus rapides auront mis une quinzaine d’heures pour effectuer la kora, les plus lents et les plus rares aussi, ceux qui effectuent des prostrations mettront une vingtaine de jours…

QUESTION DE COLS A vélo au Tibet, on apprend à compter la distance en nombre de cols. Dans le rétrouviseur, 22 nous séparent de Lhassa… Au devant de nos roues, quelques 80 km d’asphalte nous emmènent ver la ville d’Ali, chef-lieu de Ngari, la préfecture de l’ouest tibétain qui, dès le premier coup d’oeil, nous apparaît surréaliste, greffée dans ce paysage minéral. Les Chinois, en champions de l’irrigation, ont endigué et ramifié l’Indus en plantant saules et peupliers, pour l’instant de jeunes pousses qui ne demandent qu’à grandir dans cet environnement hostile. Je me souviens d’y m’être caché pendant trois jours pour échapper à la police. La ville n’était, en 1995, qu’une garnison, un simple croisement de deux rues bétonnées.

>Claude Marthaler, Ali, Tibet de l’ouest, 11 juillet 2007, km 23’149 in La Liberté du 2 août 2007