Carnet de route Afrique-Asie #54: Dans les eaux sacrées du lac
Publié le 14/11/2023
CARNET DE ROUTE #54 – Au Tibet, Claude Marthaler et Nathalie progressent vers le Mont-Kailash. Ils se baignent dans le lac Manarosvar qui contient les cendres de Gandhi.
La vie, vétuste et précaire, ne tient ici qu’à un fil. L’isolement pèse de tout son poids et vole toute mesure, du réel et de la distance, bien que 1000 km nous séparent maintenant de Lhassa. On dit que la force magnétique du Mont-Kailash, l’Axis Mundi, malgré son invisibilité, est renforcée par son absence. Mias notre fatigue l’emporte bien souvent sur toute considération métaphysique.
Certains jours, subjuguée par la beauté des lieux, Nathalie transcende les meurtrissures de son corps, d’autres jours, que folle ou maso, on ne la reprendra plus. Une douleur au foie l’affecte. La piste et la longue exposition à l’altitude nous ravinent et rendent bientôt nos corps aussi saillants qu’une arrête de poisson. Nos traces de roues s’effacent dans le sable, nous rognant tout signe d’appartenance. Le râle du vent efface le monde. Paradoxalement, plus l’on « frise la mort », plus on s’approche de la vie
UNE JANTE QUI SE FELE La fêlure soudaine de ma jante arrière ajoute encore un doute à notre cheminement. Vent, giboulées, piste défoncée, rationnement de nourriture, altitude, tout concourt au fatalisme, comme une indispensable préparation pour aborder dignement le Mont-Kailash. Si un voyageur sait toujours qu’il partira ou qu’il arrivera un jour, il ne sait jamais quand. Je frémis pour la suite et prie les dieux, sachant qu’il nous reste 2000 km de piste pour atteindre Kashgar. Par précaution, je monte la jante fêlée sur le vélo de Nathalie, plus légère. Comme si son effort n’était pas suffisant, la voici privée de dessert: interdiction formelle d’activer le frein arrière et donc de bénéficier des descentes de cols!
Tous les nomades se sont donnés rendez-vous sur le versant est du Mayum-La, un col à 5137 m. D’immenses troupeaux de yaks, de chèvres et de moutons ondulent Les gardiennes de troupeaux, le visage cerné d’une écharpe de couleur flamboyante, les dirigent à coups de fronde. Un yak transporte un petit enfant dans une hotte harnachée sur son flanc. Les chevaux, choyés, couverts d’un tapis de grelots, la queue nouée par un ruban rose, sont la fierté des hommes.
LE CHIFFRE 108 Au sommet du col, un vent fougueux chasse une marée de cumulus. Mais chaque jour un signe auspicieux se dévoile: le Mont-Kailash (6638m), le « chorten de roc et de cristal », puis le pic arqué de la Gurla Mandata (7694 m) et enfin le lac Manarosvar (412 km2), « la mère des rivières du monde ». Au dernier instant, la piste s’élève à peine. un grand mât de drapeaux à prière entouré de centaines de cairns nous permet de les embrasser tous trois d’un seul coup d’oeil, san complication. En 1995, j’y parvenais pile au km 21600, ému à pleurer. Un ami, avec qui j’entrepris le pèlerinage autour du Mont-Kailash, y vit un chiffre sacrl équivalant au nombre de respirations d’un homme en 24 heures, soit une toutes les quatre secondes. Mais 21600, me fit-il remarquer, c’est aussi 200 x 108, un chiffre mystique pour toutes les religions asiatiques que l’on retrouve dans le mala (rosaire). Les pèlerins qui effectuent 108 fois le tour du Mont-Kailash atteindrons le nirvana. San compter qu’un certain nombre d’écoles d’arts martiaux comptent aussi 108 point de pressions vitaux sur le corps humain…
UN BAIN SACRE Si le froid, le vent et l’eau salée associés à la poussière nous rétractent et suffisent ainsi à nous faire sentir propres en nous lavant seulement le visage et les mains, nous ne résistons pas cette fois-ci à nous plonger dans le lac Manarosvar qui contient une partie des cendres du Mahatma Gandhi. Pour les Hindous, un bain sacré dans ces eaux permet de se laver se tous les péchés. A leurs yeux, le poisson est sacré et représente l’émancipation de la conscience vers la libération spirituelle. Pour les Tibétains, il symbolise e bonheur (pour sa totale liberté de mouvement dans l’eau) ainsi qu’un gage de fertilité et d’abondance. Ils ramassent les poissons morts et les vendent séchés « aux femmes qui éprouvent de la peine à accoucher » ou pour soigner l’arthrose. Ils les achètent vivants aux Chinois… pour les libérer dans la prochaine rivière! Les Chinois , quant à eux, les pêchent à la dynamite!
Une station intermédiaire entre l’homme et dieu
LE CULTE DE LA MONTAGNE Dans les religions du monde entier, la montagne est un archétype, un ponts entre les sphères fines de la terre et du ciel, une station intermédiaire entre l’homme et Dieu. Solide et imperturbable comme un vieux sage en profonde méditation, avec une forte assise sur la surface de la terre, accumulant tranquillement des forces prométhéennes, la montagne reste inébranlable face à la tempête. Le centre qu’elle incarne est la place de l’unité par excellence. Leur situation géographique et leur forme particulière, indépendamment de leur hauteur,leur confère une attitude de révérence et finalement de culte comme c’est le cas pour le Mt-Olympe, le Mt-Fuji, le Mont Ararat, l’Ayers Rock, le Mt-Sinaï ou le Popocatépetl (Mexique) par exemple.
LE PLUS SACRE « Ainsi, quand on commence à gravir une montagne, les chose s’éclaircissent, on se dégage des pressions et du pouls du monde qui deviennent plus petits et moins menaçants. On gagne une plus large perspective où l’on peut embrasser le spectre entier et identifier sa propre place. On atteint finalement le sentiment de triompher sur la confusion et une réelle possibilité de croissance et de transcendance » (John Snerling, Kailash, the Sacred Mountain). Le Mont-Kailash, la demeure de Shiva et Parvati, fille des Himalayas, pour les hindous ou Kang Rimpoche (précieux joyau des neiges) pour les bouddhistes, sacré également pour les jaïns et les böns est le plus sacré d’entre tous. Elle ne devrait jamais être gravie. Seuls Bönpo, fondateur de la religion Bön et Milarepa, le célèbre yogi et poète bouddhiste (1040-1123) le gravirent à ce jour. Bönpo défia son « concurrent » d’y parvenir. Quelle ne fut pas sa surprise en se retournant de découvrir Milarepa déjà au sommet. Stupéfait, il en perdit l’équilibre, chuta et glissa sur son tambour le long de la face sud. Ce fut le triomphe du bouddhisme sur le bönisme au Tibet.
LA FACE DE SAPHIR Aujourd’hui, la montagne s’en souvient encore, griffée d’une marque que le voyageur aperçoit dès son approche. Sur cette face saphir de quelques 2300 m de hauteur, cette entaille verticale s’entrecroise avec une faille horizontale qui ressemble à une svastika, symbole de force hindou. Le dessin de la neige sur ses strates indique aussi les marches par lesquelles les dieux vont et viennent entre le ciel et la terre… Ce tétraèdre de granit, dont chaque pli est chargé de signification, équivaut à une projection terrestre du mandala cosmique. Elle est la source de quatre grands fleuves d’Asie: la Karnali, le Brahmapoutre, l’Indus et la Sutlej.
>Claude Marthaler, Ali, Tibet de l’ouest, 11 juillet 2007, km 21’149 in La Liberté du 31 juillet 2007