Carnet de route Afrique-Asie #52: Une façon épique de franchir, de nuit, les contrôles, sur les routes du Tibet
Publié le 23/10/2023
CARNET DE ROUTE #52 – Les histoires de passages rocambolesques des check-posts sont vraies. Claude Marthaler et Nathalie les ont expérimentées du côté de Lhatze.
Bâti en 1447 par Genden Drup (un disciple de Tsongkhapa, le grand réformateur de la secte des Gelugpa, les bonnets jaunes), le majestueux ensemble monastique de Tashilumpo est le siège de panchen-lama. L’histoire des ultimes réincarnations du « numéro deux » du bouddhisme tibétain fait encore aujourd’hui l’objet d’âpres batailles politiques pour les Chinois qui le considèrent à leur solde et veulent à travers lui contrôler la vie religieuse au Tibet dans son intégralité.
J’avais gardé le souvenir vivace d’un dessin du dzong (forteresse) de Shigatse qu’Heinrich Harrer avait croqué avant sa destruction totale par l’invasion chinoise. Il y a douze ans, je marchais dans ses ruines qui dominaient la ville. Aujourd’hui, les « grands falsificateurs de l’histoire » ont reconstruit e dzong dans un parfait souci de reproduction. La bâtisse d’une facture remarquable, inspirée par l’architecture du Potala, est pour l’heure bouclée à double tour. Il paraît qu’elle sera reconvertie… en casino!
Une histoire de permis
Les abondantes histoires de cyclonautes au Tibet ne racontent que le vent, le froid, les cols inaccessibles, la poussière, les chiens morveux, les passages rocambolesques de checks-posts, les policiers avides, les pistes infernales et le manque de nourriture. Dans une Chine qui ne cesse de revendiquer le Tibet comme partie intégrante de la mère patrie, on s’étonne qu’elle impose encore et toujours des « Alien Travel Permits » aux touristes étrangers comme aux Chinois eux-mêmes. Ces permis ne s’obtiennent qu’au travers… de la police ou d’agences touristiques. Ainsi, les voyageurs à vélo, en l’absence de permis, franchissent souvent les contrôles la nuit de façon épique…
A la porte de la peur
Lhatze, 4 heures du matin, une meute de chiens aboie dans la nuit. Je remplis mes poches de cailloux et nous enfourchons nos bicyclettes sans un mot, anxieux d’approcher à chaque coup de pédale le check-post où un gros projecteur jette sa lumière crue sur le bitume. A travers la porte entrouverte du poste de garde, je distingue le traditionnel thermos, mais pas l’ombre d’une silhouette.
La barrière de bois est levée. Nous roulons côte à côte. Je lance à Nathalie: « Fonce! » et j’accélère aussitôt mais butte violemment contre un filin invisible qui lâche, provoquant ainsi un fracas métallique sans équivoque.
Je viens de frapper à la porte de la peur. Je détale comme un lapin pour me terrer bien plus loin, le souffle hâché. Surprise, Nathalie plante ses freins qui crissent. Une voix masculine hurle: « Ho! » et Nathalie déguerpit, paniquée. Je trépigne de la voir déboucher. Haletante, elle me rejoint enfin en silence et nous poursuivons notre fuite éperdue, le ventre creux et privés de repères sur la piste chaotique.
A la faveur de la descente qui nous mène vers le Yarlung Tsangpo, notre vitesse s’accélère, mais notre frayeur persiste comme un mal insidieux. Nathalie chute alors dans un fossé et se relève avec peine. Je me retourne et aperçois l’oeil fixe et maléfique du projecteur qui déchire la nuit. Passés sur l’autre rive, nous nous sentons enfin en sécurité quand soudain les phares d’un camion percent l’obscurité. Faisant fit des épineux, nous arrachons nos lourds vélos de la piste, les tirons à l’aveuglette et nous nous jetons à terre, à bout de souffle. Mais le camion poursuit sa route.
Plus loin, un berger nous aveugle de sa torche, puis la baisse en nous saluant amicalement d’un « Tashi Delek » (bonjour). Nous traversons des hameaux endormis à pas de loups. Il fait 2 degrés. Des chiens aboyent, mais notre caravane passe.
Enfin, quelques heures plus tard, un soleil bienfaiteur ricoche sur les flancs rocheux. Réchauffés, nous dévorons avidement des fruits secs, le gosier dénoué, avec la sensation d’avoir échappé au pire.
La beauté des montagnes enfantée par les premiers rayons nous émerveille et la vue du lac turquoise de Lang, l’un des 7000 que compte le Tibet, achève de nous calmer. En posant nos vélos contre un chorten au sommet du Chotse-La (4575m), nous apercevons de justesse une voiture de police qui file en trombe, soulevant un panache de poussière, mais nous sommes bien trop éreintés pour nous en effrayer. Voilà plus de 16 heures et 58 maigres km que nous sommes réveillés. Nathalie vient d’avoir 48 ans…
Autiste-spartiate
Le vent cannibale nous empoussière et nous fouette. Ma compagne, plus légère, perd parfois les pédales et termine d’arrache-pied la montée des 8 cols qui se succèdent, toujours plus hauts, entre 4 et 5000 mètres d’altitude. La difficulté de la piste et la différence de nos résistances à l’effort nous désolidarisent parfois. A bout, Nathalie me traite d' »autiste-spartiate tout juste bon à faire des promesses d’ivrogne »! Je me sens alors frustré de ne pas rouler plus vite ou plus longtemps. Nous aimerions tant flotter comme les mythiques lungta (chevaux de vent)! Le vent nous ponce. Quand s’essoufflera-t-il?
>Claude Marthaler, Saga, Tibet, le 10 juin 2007, 22’369ème kilomètre
Une amende et en roue libre jusqu’au Mt-Kailash
Cols et bivouacs se suivent et les nomades nous aident souvent à monter notre tente. Leur esprit rieur et leur intelligence pratique n’ont d’égale que leur curiosité pour notre matériel « high tech »: nos kangari (vélo en tibétain) ou notre réchaud à essence. Jetés sur le haut plateau, de rares villages-rues apparaissent au bout d’interminables pistes de tôle ondule fouettées par le vent.
Des Chinois du Sichuan activent leur woks ou casseroles à vapeur à coups de chalumeau. Aux alentour rôdent les fameux mastiffs (chiens tibétains) qui semblent avoir perdu de leur férocité, amadoués par une alléchante odeur de saindoux frit. Dans ce « bout du monde » à 4900m d’altitude, les habitants, tous des exilés s’installent contre les parois ensoleillées pour emmagasiner de la chaleur. Mais pour nous, cela représente déjà de la promesse d’une bonne bouffe, le repos du guerrier et quatre murs étanches au vent.
A l’approche du check-post de Saga, nous débattons de la tactique à adopter. Nathalie ne veut à aucun prix tenter une seconde aventure nocturne. Que faire? La piste attient à nouveau les berges sablonneuses du Yarlung Tsangpo et nous devinons le poste de contrôle planqué derrière un ressaut. Nathalie prend la tête dans une légère descente et évite la barrière abaissée. Je la suis mais un jeune policier nous hèle. A moins de deux kilomètres de la ville de Saga, nous obtempérons. Son supérieur, assis derrière le guichet, s’allume une cigarette sur sa chaufferette en nous réclamant nos passeports. Il s’exclame: « Permis? Sorry? » Nous avons décidé de ne rien comprendre et de jouer la carte féminine pour éviter toute confrontation directe. Il farfouille nerveusement tous les documents en chinois qui encombrent son bureau dans l’espoir d’en trouver un en anglais, sans succès.
Trois coups de fil plus tard, une voiture de police arrive de la ville. Je crains une forte amende et reste sur mes gardes. Sur un ton ferme, l’inspecteur nous intime à plusieurs reprises de rebrousser chemin jusqu’à Shigatse pour obtenir le fameux permis. Nous expliquons calmement notre fatigue et nous ne voulons à aucun prix revenir en arrière « de douze jours et huit cols ». Le groupe de policiers se retire en un mini conciliabule avant de nous signifier de suivre leur voiture jusqu’au poste de Saga. Nous pressentons enfin un dénouement heureux…
Contre une amende de 100 yuans (environ 15 fr. suisses) chacun, nous obtenons une papier dûment tamponné qui nous autorise à franchir les prochains check-posts en roue libre jusqu’au Mont Kailash… où commence la prochaine préfecture. Le suspense continue. CM