Carnet de route Afrique-Asie #53: Longue approche du Mont Kailash
Publié le 07/11/2023
CARNET DE ROUTE #53 – Longue approche du Mont Kailash
La tôle ondulée de la piste ressemble à un océan déchaîné et martele nos corps sans secours. Le sol se dérobe sous nos pneus et le vent insoumis rugit. Une citation du journaliste-cycliste Guillaume Prébois (ndla: Tour de France 2007 in Le Monde, 9 juillet 2007) s’applique parfaitement à notre condition: « Chaque matin, le geste est toujours le même, à la fois rituel et superstitieux: j’humidifie la pulpe de mon index et je prends le pouls du vent, pour comprendre s’il sera ami ou ennemi. »
ENTRE 5 ET 6 KM/H L’aiguille de nos compteurs vacille entre 5 et 6 km/h: nous pédalons dans la tsampa (farine d’orge grillée, nourriture de base au Tibet). Les yeux baissés, un présent composé de millions de grains de sable nous absorbe. Les silhouettes graciles des chiru (antilopes du Tibet), chassées pour leur laine (1 kilo se marchande en Inde entre 1500 et 2000 US$) et menacés d’extinction, fuient à notre approche. Nous envions leur vélocité de 80 k/h. Aux abords de lacs ou rivières, des couples de grues à tête noire craquent, glapissent et trompettent: c’est la saison des amours. Je m’en voudrais de pédaler ailleurs. La piste nous mène vers le mythique Mont Meru, ce vaisseau du monde dominé par l’étoile polaire, autour duquel gravitent le soleil et la lune.
UN COUPLE AMAIGRI Le chemin nous rabote, nous essore, nous expose à la fin et nous égare. Mais aux yeux de l’homme, la réalité est plurielle et relative: au moment de quitter Saga, la rencontre de Jurge et Ute, un couple amaigris de 15 kilos, vannés, les yeux éteints et enfoncés, ne reflète guère cette vision. Ils ont avalés 2000 km de piste en 40 jours, n’ont pas daigné effectuer le pèlerinage de la montagne sacrée, perdant en route le bien le plus précieux: leur santé et leur enthousiasme. L’homme ne se nourrit pas de kilomètre.
LES DEUX PISTES Depuis Lhassa, deux pistes mènent au Mont Kailash: celle du sud, sablonneuse et veinée de rivières parfois en crue, et celle du nord, plus sûre mais bien plus longue. A l’été 1995, la majorité des véhicules empruntaient celle du nord. Sur la route du sud régnait alors l’esprit d’entraide propre à tout désert: les rares chauffeurs de passage s’enquérissaient et s’émouvaient de ma lointaine destination, ne me laissaient jamais les mains vides. La construction de ponts et l’amélioration de la piste ont inversés la situation. Aujourd’hui, des convois de 25 véhicules tout terrain foncent à tombeau ouvert pour s’épargner les secousses de la tôle ondulée et nous noient dans une nuage de poussière. Le monde est devenu fou, plus aride qu ele désert. Leurs passagers, des Indiens fortunés en pèlerinage, dorment pour la plupart, encagoulés de passe-montagnes, les yeux bardés de lunettes noires. La poussière retombée, nous nous demandons si le ciel nous est tombé sur la tête.
LE POSTER DU KARMAPA Une musique martiale monte du village de Lakhsang: des bidasses font leurs exercices dans la cour d’une caserne sur fond de désert des Tartares. Dans un café tibétain, Dorje nous porte un thermos de tchaï namo, du thé au lait sucré, nous pointe un poster du karmapa (le no 3 de la hiérarchie tibétaine, après le dalaï-lama et le panchen-lama) et nous montre la route en s’exclamant: « Il est passé par là, à la fin 1999, en s’enfuyant de nuit vers le Mustag, à une trentaine de kilomètres. » Dorje est fébrile, peux et révolté. Il nous conduit avec insistance dans l’arrière-salle transformée en temple. D’un pot de fleurs en plastique, il extrait la photo (interdite) du dalaï-lama. Un sourire inonde son visage. Sachant qu’il risque l’enfermement, je lui demande: « N’as-tu pas peur que quelqu’un s’en aperçoive? » A quoi il nous glisse: « Quand un Chinois entre, je le repique dans les fleurs et le tour est joué! »
UNE INCROYABLE FUITE J’avais immortalisé le karmapa (âgé de 11 ans) lors d’une cérémonie religieuse à son monastère de Tsurphu (au nord-ouest de Lhassa) en 1996. Trois ans plus tard, au cours du même voyage, je tombai sur le récit de son incroyable fuite dans un magazine à Nairobi! La coupure de presse rapportait: « C’était la nuit du 28 décembre 1999. Le jeune Ugyen Thinley Dorje se glisse par la fenêtre d’un des temples du monastère. Les jours suivants, les gardes dupés le croient enfermé dans sa chambre puisqu’il a demandé depuis plusieurs semaines à observer une retraite. Quoi de plus normal pour un moine? Un audacieux voyage de 1400 km le conduira avec sa soeur et quatre fidèles compagnons jusqu’en Inde. En jeep et en quatre nuits de marche, ils s’endorment au lever du soleil dans des grottes ou à l’abri des rochers dans des régions où le froid atteint souvent -20 degrés. Le 5 janvier 2000, la petite troupe arrive saine et sauve à Dharamsala, auprès du dalaï-lama. Quelques jours plus tard, le Gouvernement chinois reconnaît sa disparition et voit rouge. En effet, sa propagande décrivait le karmapa comme un serviteur loyal de la Chine communiste. Depuis son intronisation officielle en 1992 au monastère de Thsurphu, en présence de 20’000 fidèles et d’un ministre de Pékin, le garçon effectua deux tournées officielles en Chine, au cours desquelles il fut reçu par les plus hauts dirigeant, dont Jiang Zemin, le président d’alors. De plus, il est le seul haut dignitaire religieux reconnu à la fois par le Gouvernement chinois et par le chef spirituel des Tibétains en exil. Il coiffe la puissante lignée Kagyupa, l’une des principales écoles spirituelles, forte de 5 millions de fidèles à travers le monde. »
Les bleds annoncés en gras se révèlent minuscules
DERGE Deux Tibétains vêtus de l’uniforme de la People’s Liberation Army (PLA) font irruption dans son café. Je sens Dorje prendre ses distances lorsqu’il refuse d’être pris en photo en leur présence. Son coeur bat en déployant notre carte du Tibet. Il nous montre fièrement Derge, sa ville d’origine, dans la province du Kham, fameuse pour son imprimerie qui remonte à 1729. Il aimerait tant que nous restions pour la nuit, mais la piste du Kailash est encore longue. Nous reprenons notre rythme d’escargot, chahutés par une piste cahoteuse. Un proverbe arménien me traverse alors l’esprit: « Si mon coeur est étroit, à quoi me sert que le monde soit si vaste? »
MEDICAMENTS Au sud, un liseré de montagnes enneigées à plus de 6600 mètres annonce la région du Dolpo, au Népal. Le soleil au zénith brûle nos lèvres. Pathétique, un homme atteint de polio se traîne dans le sable pour venir nous saluer. Sa femme nous conduit vers un abri dont la pompe à moteur, cassée, n’a probablement jamais fonctionné. Nous campons dans un enclos à moutons. Un à un, les nomades nous désignent leurs dents, leurs estomacs et leurs têtes, nous réclamant des médicaments.
UN MONDE RECLUS Les bleds annoncés en gras sur notre carte se révèlent minuscules, glauques et poussiéreux, lapidés par le vent. Les silhouettes humaines, moins nombreuses que les chiens errants, dérivent dans les rues sablonneuses heurtées par un chahut de tôle, un crépitement de chalumeaux ou le vrombissement d’un générateur. Des tentes militaires abritant familles, échoppes et gargotes toutes confondues, claquent au vent. Des nuées de canettes de boissons ou de plastiques traversent anarchiquement ce monde reclus et opaque, d’où s’échappent d’épaisses fumées de bouses de yak. Pourtant, cela représente pour nous toujours « une victoire d’étape » que nous atteignons un peu hébétés, dans un état second, ce qui affûte notre sensibilité.
UN MINUSCULE BEBE Une vieille mendiante, le visage froissé, enroulé dans une lourde peau de mouton, est adossée au mur rugueux d’un boui-boui. Son corps recroquevillé me suggère une vie de labeur. Un courant d’air claque la porte d’entrée. Son avant-bras et sa main s’y enfilent et implorent de l’argent en silence.
Par la fenêtre, un trio de garnements, un bout de bois à la main, prennent possession d’une carcasse de jeep aussi âgée que le bled et singent des tirs rapprochés comme des enfants de la guerre d’Angola. La fille de Lobsang, le propriétaire, s’active sans relâche. Elle vient pourtant d’accoucher il y a douze jours seulement. Son minuscule bébé, emmailloté dans une peau d’agneau, un plastique, une bouillote puis des couvertures, ne pèse guère plus d’un kilo et demi! Survivra-t-il? Nathalie qui, à l’âge de vingt ans, mit au monde des triplés de 1,3 kg chacun, a l’oeil averti. Je la sens toute chose.
Claude Marthaler, Ali, Tibet de l’ouest, 11 juillet 2007, km 23’149 in La Liberté du 27 juillet 2007