Carnet de route Afrique-Asie #51: Face à la beauté de l’Himalaya
Publié le 23/10/2023
CARNET DE ROUTE #51 – Entre Lhassa et Saga, Claude Marthaler et Nathalie réalisent que les milliers de km parcourus n’étaient qu’un marche d’approche vers l’Himalaya
« Welcome to the zone of sincere Lhassa » annonce triomphalement un portique géant dans cette ville en pleine expansion. Seules des sentinelles postées au fronton de bâtiments officiels, figées comme poupées de cire, résistent sans broncher au vent. Nos bicyclettes silencieuses les surprennent pourtant parfois à se relâcher, les rendant enfin humaines dans ce décor austère de montagnes pelées.
Etrangement, dès la sortie de la ville, les maisons traditionnelles en terre crue des villages tibétains sont systématiquement éventrées ou en ruine, remplacées par des maisons en briques de granit (copie du style ancestral) qui s’alignent à leurs côtés, face à la route. La Chine a depuis la nuit des temps promu l’alignement des choses et des hommes, et la campagne officielle lancée il y a quelques mois force les Tibétains à détruire leurs habitats traditionnels et à construire des « villages socialistes » pour se conformer à l’image officielle de modernité du « China’s Tibet ». Même si nos kangari (vélos en tibétain) ou xiiisinche (en chinois) agissent comme des loupes, la géographie humaine nous échappe souvent.
Une marche d’approche
Soleil brûlant et fond de l’air froid, nous goûtons à nos premiers kilomètres de « cyclisme des hautes terres ». Chargés comme des yaks, nous filons sur un bitume onctueux comme un nougat, vers l’ouest du Tibet pour une traversée de quelques 3000 kilomètres, principalement de la piste. Face à cette merveille géologique en érosion perpétuelle que constitue la chaîne himalayenne, Nathalie se demande déjà ce qui pourrait bien dépasser en intensité cette sensation d’espace ouvert. Même si nous le percevions déjà, nous réalisons maintenant que les milliers de kilomètres parcourus n’ont représentés qu’une simple marche d’approche vers l’Himalaya.
Vallées latérale, faces ravinées ou sablonneuses, hameaux isolés auréolés de saules ou de peupliers nous content l’histoire du château d’eau d’Asie, ce toit du monde qui nous abrite tous. Si la notion de « centre du monde » appartient aux politiques, celle de « coeur du monde » étreint les voyageurs.
Le souffle coupé
La beauté intrinsèque du décor, couplée à l’altitude, nous coupe le souffle. C’est une terre où l’on boit par litre, le vent comme le thé au beurre salé. Asphyxiés par une rafale, la cage thoracique compressée, le coeur aux abois. Nous reprenons vaillamment notre souffle pour le perdre aussitôt comme nos humeurs et ces rumeurs colportées par des tourbillons de poussière. A l’abri dans une maison de torchis tapissée de journaux, nous trouvons quelque accalmie en déglutissant une thupka (soupe de nouilles à la viande de yak).
Le bol de l’invité
Les gargotes tibétaines, tables à hauteur des bancs, nous oblige à nous plier en quatre, comme sur nos vélos. La théière ronronne sur le poêle de tôle alimenté de bouse de yak qui turbine sous l’effet du vent. Etonnant que dans ce pays tempétueux, personne n’ait encore planté d’éoliennes. La tenancière, le bas du visage couvert d’un masque à poussière, enduit la face de son fils de beurre de yak. Ses compagnons de jeux, faussement timides, s’enroulent dans la tenture qui remplace d’habitude la porte en dur.
La patronne nous verse du thé à foison, car ici le bol de l’invité se doit d’être toujours plein. Profitant d’une certaine familiarité, elle tire gaillardement les poils de mes mollets et s’aventure à tâter les cuisses de Nathalie. Les Khampas présents, faciès et mains d’ébène, turquoise dans l’oreille et longues nattes passées dans un bijou en os de yak, nous dévisagent sans ambages. Ma montre retient toute leur attention lorsqu’ils déchiffrent avec peines les aiguilles du cadran.
C’EST UNE TERRE OU L’ON BOIT PAR LITRE, LE VENT COMME LE THE AU BEURRE SALE
Une langue commune nous fait pourtant cruellement défaut. Sans cesse, ils nous demandent une photo (bannie) du dalaï-lama que beaucoup conservent secrètement en médaillon sous leurs vêtements. L’affiche du président chinois en costume-cravate accueilli par des Tibétaines souriantes parées de bijoux et d’habits de soie sur fond de Potala semble monter la garde. Le poster des Alpes suisses que l’on retrouve aussi bien dans une hutte africaine que dans une cahute bolivienne décore ce lieu indistinct au-devant duquel s’entasse un Himalaya de bouteilles vides de « Lhasa beer ». Les Tibétains comme les Chinois boivent beaucoup.
Les Chinois sont de formidables bâtisseurs de routes et rien n’est laissé au hasard. Une armée de travailleurs vivant sous tentes, portent des rocs à do d’homme, cimentent des murs de soutènement, piochent des rigoles, plantent de jeunes peupliers. Des Chinoises, les avant-bras couverts de manchons, préparent la potée ou portent un jerrycan d’eau vers leurs campements précaires.
La Chine vit à l’heure des chantiers titanesques de l’après-guerre européen. A coups de pelles, de truelles, de balais, d’explosifs, la nature se voit domptée sans aucun espoir de rédemption. A deux pas, un groupe de Tibétaines s’acharnent comme des bêtes de somme à pousser un pivot de bois pour mouvoir un bac à travers une rivière. Mais les ponts en béton remplacent un à un les ponts suspendus. Sur la route se sont greffées stations-services et antennes satellites alimentées par des panneaux solaires. Dès la création de la République populaire de de Chine en 1949, Mao avait tracé de son index cette « transhimalayenne » et l’avait élevée au rang de devoir national.
> Claude Marthaler, Saga, Tibet, le 10 juin 2007, 2’369ème kilomètre.
Des moines salariés du gouvernement chinois
Sur les trottoirs de Shigatse, la deuxième ville du U et Tsang (le Tibet central), la vie bourdonne paisiblement. Les commerçants chinois friands de jeux, attendent mollement le client occasionnel en déployant leurs dominos. D’autres, debout le nez dans leur bol, ingurgitent des nouilles fumantes devant leur « solar cooker ». C’est une invention géniale: deux réflecteurs amovibles focalisent les rayons du soleil sur une bouilloire. En dix minutes, on obtient quelques litres d’eau chaude.
Les Tibétains, la taille ceinturée de grosses vestes en laine de yak ont conservé leurs habitudes de campagne et s’assoient à même le béton Entourés de leurs baluchons et de leur marmaille, ils jouent parfois au poker en s’abreuvant copieusement de tchang (bière d’orge). Au marché, on vend aussi bien des chèvres entières séchées (270 yuans la pièce. Ndla: En 2007, 1 franc suisse = 6, 17 yuans chinois) que des chiens tibétains attendrissants (4000 yuans pour un bébé de deux mois et 15000 pour sa mère parée d’un large collier de laine rouge.
Sur la route, ces mastiffs deviennent pourtant des monstres redoutés par les cyclistes de tout poil. Avec l’avènement du réseau électrique, des échoppes vendent aujourd’hui beaucoup d’électroménager. les mixers font un tabac et remplacent peu à peu la baratte pour mélanger le beurre de yak au thé en brique salé.
Les yeux omniscients de l’impressionnant Bouddha de 26 mètres de haut, couverts de feuilles d’or, du Tashilumpo surplombent la vanité des hommes. On ne se sent qu’une infime portion vivante, au pied de ce masque impassible. En déambulant à travers ses sols sertis de pierres précieuses et de svastikas, ses murs incrustés de pièces de monnaie engluées dans du beurre de yak, les pèlerins affluent, agitant leurs moulins à prières ou partageant un thermos de thé à l’ombre d’un chorten.
Malgré la grandeur des lieux, nous ressentons une sensation diffuse de vacuité. Contrairement aux monastères bouddhiques du Ladakh ou du Sikkhim, foisonnant de vie, il règne ici une absence de vie monastique. Malgré le son pris à restaurer les murs, le lieu semble mort, voué désormais au tourisme. De fait, les rares moines qui y vivent sont de simples salariés du gouvernement chinois… CM