Carnet de route Afrique-Asie #50: Lhassa: contrastes saisissants

Publié le 04/10/2023

CARNET DE ROUTE #50 – D’un côté, un développement outrancier avec un tourisme en pleine croissance et, de l’autre, les pèlerins tibétains, marchant, prosternés à terre.

Pour répondre au tourisme national en pleine croissance (690’000 visiteurs au Potala en 2006), Quin Yishi, le chef du parti communiste local, projette d’ouvrir au pied de la colline rouge une réplique miniature du palace dans un « hall d’exposition du trésor ». A ma troisième visite, le palais me paraît toujours aussi somptueux. Nos regards se perdent et se dissolvent sur ses hauts murs blancs et grenats qui se découpent dans un ciel d’azur. L’intérieur recèle des chörten couverts d’or et de turquoise des défunts dalaï-lamas surveillés par des caméras.

Longeant les coursives, grimpant les escaliers, humant des recoins à l’odeur rance de yak, nous nous glissons dans la chambre même du 14ème dalaï-lama, alors âgé de 13 ans « qui reçut en 1956, le vice-président chinois » indique une pancarte. Sa petite fenêtre donne sur la Lhassa de 400’000 habitants où la population (ndla: selon le CEIC, 867.891 en 2020) où la population chinoise a supplanté la tibétaine, l’un des 55 groupes ethniques de Chine. Mais pas un mot sur le Prix Nobel de la paix 1989 dont les photos ont été bannies du Tibet en 1996…

Je suis ému d’entrer dans ses appartements comme si j’accédais intimement à son enfance. Révolté que l’on ignore si violemment le seul locataire légitime de ces lieux, un homme d’une clairvoyance exceptionnelle dont la Chine feint de prononcer l’oraison funèbre. Nous nous demandons à ce propos ce que savent et pensent réellement les groupes de touristes chinois qui nous dépassent bruyamment sous la houlette de leurs guides. Chaque marche qui met notre souffle court à rude épreuve ne fait que renforcer notre sentiment d’impuissance.

Plus loin, sous la coup d’un contremaître chinois, un groupe de femmes tibétaines scande un chant et frappe en rythme le sol de terre de masses rondes (méthode artisanale pour aplanir le sol). Dans l’une des chapelles, un moine patine étrangement: il lustre le sol de bois à l’aide de deux chiffons coincés sous ses semelles. Il s’enquiert de notre nationalité et sourit en disant que la Suisse est le second pays – après l’Inde – à avoir accueilli de nombreux réfugiés tibétains dès 1959. Un autre qui polit des bols nous désigne une statue dorée peu visible: « Le maître du dalaï-lama », s’exclame-t-il joyeusement, juste à temps, avant qu’un des nombreux policiers en civil, talkie-walkie à la main, ne puisse s’aviser des ses propos…

Meurtri à jamais

A la lisière de Lhassa, un vaste abrite le Norbulingka, le modeste palais d’été d’où le dalaï-lama, sous la protection de 30’000 Tibétains a pu s’enfuir in extremis dans la nuit du 17 mars 1959. Prison dorée, comme celle de Siddartha Gautama, cette bâtisse ressemble aujourd’hui tristement à un dépôt abandonné de palanquins et même d’un tricycle. C’est dimanche. Une ferveurégale ressentie dans tous les monastères tibétains semble effacer les années. Moines et familles tibétaines inclinent le front de leurs nouveaux-nés vers le trône vide de Sa Sainteté et lui offrent un kata (foulard de soie blanche). Ils ne manquent pas d’ajouter une cuillerée de beurre de yak aux bougeoirs ou de glisser un biller d’un jiao. Modeste offrande que chacun dépose avec humilité. Tous parcourent cet étrange palais hanté par un souvenir meurtri à jamais.

L’altitude de Lhassa imprègne en nous une mollesse inhabituelle si bien que nous décidons de tester notre semblant d’acclimatation en enfourchant nos vélos après plus d’un mois d’arrêt forcé à Katmandou. Nous partons donc, peu chargés, sur la Nationale 318 qui joint pompeusement Shanghai à Zhangmu (frontière népalaise). Dans le large lit du Yarlung Tsangpo, chaque pouce de terrain est exploité par une marée de serres, un élevage intensif de mastiffs (chiens tibétains), des cimenteries ou des espaces de loisirs.

Une tache noire

Face à ce développement outrancier que rien ne semble arrêter, le contraste est saisissant: des pèlerins en route pour Lhassa se prosternent à terre, couverts de chambres à air de camion cousues,parcourant six à sept km par jour. Leur front arbore une tache noire, celle de l’asphalte, à l’image de la zabiba des musulmans pieux. L’un d’eux tire un lourd chariot qui contient tout le matériel pour cuisiner et dormir. Pénitence? Accumulation de mérite? Dévotion? Fanatisme? Force intérieure? A chacun sa réponse.

Claude Marthaler, Lhassa, Tibet, km 21’567, le 19 mai 2007

Avec le vieux sage du monastère de Ganden

La route qui quitte la vallée. Dès les premières épingles à cheveux, nous soufflons comme des yaks. Soudain, le monastère de Ganden, perché à 4150m, apparaît dans toute sa splendeur, encadré d’un cercle de montagnes. Dès notre arrivée, un vieux moine édenté nous fait signe de monter. Son visage souriant et parcheminé contient la topographie de toutes les vallées avoisinantes.

Energique, il saisit l’une des sacoches de Nathalie et grimpe à l’assaut d’un escalier raide comme une échelle. Le souffle court, nous tentons d’emboîter ses pas, mais il disparaît! Son visage dégage à la fois de la bienveillance, de l’humour et une mentalité de survivant. Je le soupçonne d’en avoir vu de toutes les couleurs, à l’image des nombreuses bâtisses encore en ruine: l’assaut de son monastère par l’artillerie chinoise en 1956 puis par la révolution culturelle en 1966. Et plus tard, en 1996, les affrontements violents qui éclatèrent entre l’armée et les moines bravant l’interdiction définitive de posséder des photos du dalaï-lama. Plusieurs moines périrent.

Mais le vieux sage n’en laisse rien paraître. Il nous sert du thé au beurre salé. Curieux, il tâte le fin nylon de nos sacs de couchage et s’inquiète pour nos rhumatismes! Sa main droite empoigne alors une couverture de laine de yak, l’air de dire: « Il n’y a que cela de vrai! » Montrant ses quelques chicots qui pendent comme des stalactites, il refuse d’être pris en photo, à l’inverse des nouvelles peintures de déités courroucées qui montrent leurs dents saillantes…

A la tombe de Tsonkhapa, fondateur du monastère en 1409 et grand réformateur de la secte des Bonnets Jaunes, un moine enchaîne les prostrations sur un planche de bois lisse tandis qu’un autre pianote sur son mobile qui résonne étrangement dans ce lieu saint. Deux jeunes sculpteurs moulent des Bouddhas en argile qui reprennent vie, fourrés de paille autour de barre en béton.

Au sommet de la montagne qui surplombe le monastère claquent des « murs » de drapeaux à prière et de la fumée de genévriers s’échappe. Je songe alors à la suite du notre voyage et repense aux propos de Norbu, un Tibétain rencontré à Lhassa: « Il y a deux semaine environ, cinq Américains ont brûlé le drapeau chinois et ont planté le drapeau tibétain au camp de base de l’Everest. Les Chinois n’ont pas cru bon de demander aux Tibétains s’ils étaient d’accord de faire passer la flamme olympique par le somment du Chomolungma. Depuis, les Chinois ont renforcé les contrôles de police sur les route, faites attention! »

Lhassa a beaucoup changé et j’ai demandé à Norbu comment il vivait cette évolution: « Les affaires vont bien, la famille aussi, mais (réd.: la main sur le coeur), là-dedans cela gronde. Mon voisin (chinois) est gentil. Il peut m’offrir une télévision et un beau sofa, mais j’ai toujours la sale impression qu’il surveille et dirige ma famille et mon destin. » A ma quatrième visite, le Tibet m’inspire un douloureux sentiment de perte d’identité, un sens tragique de l’histoire contemporaine. La Chine semble plus que jamais une puissance montante au marché prometteur, à laquelle personne n’ose s’opposer… CM in La Liberté, samedi 9 juin 2007