Carnet de route Afrique-Asie #5: L’essence moins chère que l’eau

Publié le 31/10/2022

CARNET DE ROUTE (5) – Claude Marthaler et sa compagne Nathalie sont en Libye. Dans la capitale Tripoli, pour 1,5 dinar, on a 10 litres d’eau ou 15 litres d’essence.

A 80 km de Tripoli, la capitale s’annonce rugissante. Nous roulons à une allure anachronique sur l’antique exe Carthage-Alexandrie, engloutis malgré nous dans le second parc automobile d’Afrique (10 millions de véhicules pour 6 millions de Libyens). Comment croire, aspirés dans ce flot tonitruant que ce pays est avant tout un désert? De surcroît, la longueur de son titre: « La Grande Jamahiriyya arabe, libyenne, populaire et socialiste » souligne à lui seul l’étendue de ce quatrième plus vaste pays du continent africain.

Nos regards tombent sur les grands yeux doux d’un chameau agenouillé à l’arrière d’un pick-up; nos oreilles sifflent au frottement de barres à béton qui dépassent d’un camion et rayent la chaussée dans un bruit assourdissant. Aux abords de cette highway, des « arbres » de pots d’échappement crevés et soudés entre eux signalent des garages de fortune et le génie africain de la bricole. A lui seul, le boom du pétrole des années septante a fait basculer la Libye du mode de vie bédoin à celui de l’urbain où le 4 x 4 a définitivement remplacé le chameau.

INDEFINISSABLE Le ciel orageux rend Tripoli presque aussi lointain et indéfinissable qu’au XIIIème siècle lorsque Ibn Battuta, le grand voyageur du monde arabe, partit à pied de son Maroc natal , partit à pied de son Maroc natal effectuer son pèlerinage à la Mecque. Dans ses écrits, il ne fait aucune mention des trois villes romaines de Sabrata, Ocea et Lepcis Magna, alors enfouies sous les sables. Leurs excavations ont donnée le nom de Tri-polis (polis = ville en grec). Mais aujourd’hui, contrairement à ses pays voisins, plus personne ici ne parcourt la route à pied. En toute logique, puisque l’essence coûte moins cher que l’eau (Pour 1, 5 dinars on obtient 10 litres d’eau ou 15 litres d’essence).

« L’air de rien, iles relèvent assidûment les faits et gestes des étrangers pour une poignée de dinars »

Nous arrivons à son auberge de jeunesse située au bord de la Méditarranée. Le bâtiment caverneux en préfabriqué me fait immédiatement penser à l’Union soviétique, et il vieillit mal. A l’image de sa banlieue élevée chaotiquement, elle reste une énigme impossible à dater. Aux murs de son hall d’entrée surdimensionné pendent des posters jaunis qui n’ont peut-être jamais vraiment correspondu à leurs slogans à vocation touristique: « Libya, the driving-force to civilisation/Libya-the real thing/Everything you can imagine, everything you can’t imagine ».

Le plein volume d’un poste de TV inonde cette monumentale coquille vide qui aurait besoin d’un sacré coup de chiffon. Comme pour courroner le tout, un orage antédiluvien s’abat sur le front de mer. L’employé de réception, assis derrière le comptoir qui dissimule son lit, nous accueille chaleureusement avec les quelques mots de son « anglais de survie ».

PAS DE PUBLICITE Au réveil, nous nous demandons quel regard équitable jeter sur la capitale de ce pays montré du doigt par la communauté inteernationale, bombardé par les Américains en 1986 et qui a connu un embargo de dix ans, de 1983 à 1993. Nous rôdons sur des débris de chantier à travers un terrain vague adjacent converti maladroitement en golf bon marché. Des Libyens y agitent vainement leurs cannes dans un vent à décorner une gazelle. Puis nous sautons à bord d’un taxi vers le centre-ville. Dans un long travelling, nous tentons de décrypter cette société opaque où le slalom des chauffeurs nous indique la valeur conjointe de la ruse, de la débrouillardise et de la convivialité. Tout d’abord surprenante, l’absence totale de publicité en bord de route, sans nous faire défaut, est plutôt reposante. Mais pas un carrefour, par une façade, ni même une avenue qui ne célèbre inlassablement le portrait géant de Muammar Kadhafi et le chiffre « 36 » – la durée de son règne depuis sa prise de pouvoir en 1969!…

On l’aperçoit également à bord d’une Volkswagen (« la voiture du peuple ») bleue distribuant des pamphlets… Sans oublier son visage sur les billets de banque de 1 dinar libyens imprimés en Suisse. Pour une fois, notre ignorance de la langue arabe nous préserve brillamment de son culte de la personnalité. L’omniprésence picturale de l’homme fort l’oblige pourtant, dit-on, à dormir chaque nuit dans un lieu différent et nul ne sait d’avance lequel!

LA TRISTESSE Le paysage urbain, rayé par la pluie, dissimule mal l’apparence grise et monochrome des bâtiments en mal de rénovation qui gagne aussi les écoliers vêtus d’uniformes militaires. Pour un visiteur de passage, la ville entière porte la tristesse, étrangement vidée de ses habitants. Sur la « place verte », le centre même, on peut se faire photographier sur de grosses motos, dans un carrosse ou aux côtés d’une gazelle du désert. Rien d’enivrant cependant: bistrots aux portes closes, jardins sans entretien, absence de musique, la capitale d’un pays 403 fois plus vaste que la Suisse semble cruellement en panne de distractions.

Une sensation de sécurité surréaliste et pourtant bien réelle flotte dans ces avenues bordées de bâtiments mussoliniens. La vie se déroule intra muros, au prix d’une indéfinissable désaffection humaine comme si le Sahara remontait jusque-là. Sommes-nous bel et bien en Afrique?

« COMITES POPULAIRES » A la fin de leur journée de travail, les Libyens assistent obligatoirement aux « comités populaires » où l’avenir du pays est discuté pendant que nous partageons un peu la vie de la communauté d’expatriés, généreuse et nombriliste tout à la fois. Et qui parfois aime à déboucher une bouteille ramenée discrètement depuis Malte, car en Libye l’alcool est banni. Pour donner le change, je présente le diaporama de mon tour du monde à vélo aux enfants de l’école française et à son centre culturel.

En parcourant le quartier résidentiel, nous apercevons de jeunes gars, le pied appuyé contre le mur, une main rivée sur un portable. L’air de rien, ils relèvent assidûment les faits et gestes des étrangers pour une poignées de dinars. La lumière diaphane jette un regard cru sur ces hauts murs qui ont des oreilles et dissimulent des demeures cossues couvertes d’antennes paraboliques. Au pays de la « troisième théorie universelle », les compteurs électriques récemment mis en place par les autorités ont été brisés sauvagement par les propriétaires de maisons qui jusque-là n’avaient jamais à régler leur consommation de courant!

C’est au milieu de bibelots et de cartes postales que pour cinq dinars, j’achète une version française du fameux « Livre vert » de Kadhafi dont l’effigie géante colonise l’entrée du magnifique site archéologique de Lepcis Magna. Notre guide, certes moins révolutionnaire mais plus culturel, fait poindre un instant son embarras lorsqu’il nous indique du doigt une verge et une paire de testicules gravées dans la pierre de plus de 2000 ans: le bordel romain!

Claude Marthaler/Ghat, Libye, 22 décembre 2005, kilomètre 2980