Carnet de route Afrique-Asie #49: Lhassa est méconnaissable

Publié le 26/09/2023

CARNET DE ROUTE #49: Lhassa n’en finit pas de s’étendre comme un chantier permanent et se chinise à une vitesse ahurissante. La Vieille-Ville rétrécit de jour en jour.

En un peu plus d’une heure, l’avion survole une mer de nuages transpercée par le majestueux Chomo Lungma, « la déesse-mère des montagnes ». Puis il tournoie comme un aigle au-dessus de la vallée du Yarlung Tsangpo, un fleuve naissant dans un paysage fauve moucheté de neige. Un autre monde.

Si la vitesse d’un avion permet de rallier les points les plus épars de la planète, la facilité qu’elle octroie tue la saveur d’u voyage à fleur de terre. Un effort consenti confère immanquablement surprise et satisfaction. Il aiguise la perception du réel. Je mesure maintenant à quel point le moteur, la vitesse et l’argent isolent aussi bien des éléments naturels que des habitants du lieu. En avion comme en voiture, nous ne voyageons pas: nous sommes passivement déplacés. In vélo véritas!

Sans mérite

Souffle court, barre au front, jambes flageolantes, nous voici parachutés à l’aéroport de Lhassa, à 3600 m d’altitude (ndla: Je le serai une autre fois, en 2014, engagé comme guide d’un groupe de cyclistes pour rouler jusqu’à Katmandou), sans mérite, mais avec la joie de retourner au Tibet, un pays que j’affectionne particulièrement. Montagnes rêches, soleil cinglant, vent insolent, l’homme paraît bien peu de chose au sortir de « sa » carlingue. La route traverse un paysage minéral tacheté de rares saules et de peupliers, puis s’enfile dans un tunnel neuf de cinq kilomètres, raccourcissant désormais considérablement la distance à la capitale du Tibet. La borne kilométrique 4636 nous rappelle la distance qui nous sépare de Pékin…

Par intermittence, de longs murs couverts de slogans politiques cachent mal la démolition massive des maisons traditionnelles. Des drapeaux à prière flottent sur les toits, mais certains sont piqués du drapeau rouge, choix pour lesquels les habitants reçoivent une rémunération! Notre chauffeur imprudent se livre d’emblée: « Les Chinois font exploser nos maisons et nous sommes contraints d’en construire de nouvelles en briques de ciment. » Bienveillant, il nous prévient: « Surtout n’entrez pas dans une maison tibétaine, c’est interdit! » Puis nous dépose au -devant du Yak hôtel. Nous sommes enfin libres!

Lhassa ne finit pas de s’étendre comme un chantier permanent. Méconnaissable, la cité si longtemps fermées aux voyageurs occidentaux se chinise à une vitesse ahurissante. Depuis deux décennies, la Chine investit et modernise furieusement son Far-West qui ressemble de moins e moins à la version mythique d’un Tibet héroïque, curieusement apolitique, véhiculée par tant de films occidentaux et chinois, l’image même du « noble et silencieux sauvage ». Ses avenues surdimensionnées, alignées comme partout en Chine vers les points cardinaux, butent fatalement contre les montagnes.

Impensable

Aujourd’hui, des bâtiments tape-à-l’oeil s’élèvent, bardés de publicités géantes, sans continuité architecturale ou historique. Sur Beijing East, des véhicules noirs aux vitres fumées côtoient des triporteurs livrant des carcasses de yaks fraîchement dépecées. Des flotilles de rickshaws pilotés par des pédaleurs acclimatés par déjà un demi-siècle de présence, roulent à fond de train. Une à une, les échoppes, hôtels et restaurants aux mains des Tibétains ont été repris, de gré ou de force, par les Chinois qui désormais vendent de l’artisanat tibétain mal imité « made in China ».

Dans les supermarchés cliquants, l’o vend de la viande de yak en bonbons, de la nourriture estampillée à l’image du Potala, du mont Everest ou du mont Kailash, des fruits et légumes (chose impensable il y a peu), des algues et même du poisson frais. Sur de larges trottoirs défilent les gardiens de l’ordre, des Tibétains de la vieille génération agitant leur moulin à prières et des femmes, aux enfants ceinturés sur le dos, qui laissent apparaître leurs fesses de leur pantalon fendu, un design utilitaire en vigueur dans toute la Chine.

Et la Vieille-Ville de Lhassa, sous l’assaut planifié de bulldozers, rétrécit de jour en jour comme une peau de chagrin. Va-t-elle un jour totalement disparaître? En 1995, lors de mon premier passage, il n’y avait guère de véhicules, juste un policier en faction au carrefour principal. Lhassa prenait des airs de gros bourg où le chemin de chacun croisait forcément celui de l’autre. On y craignait encore les chiens errants au milieu de la nuit. Ses murs et ses visages m’en chuchotent encore des histoires.

Claude Marthaler, Lhassa, Tibet, km 21567, le 19 mai 2007

Le Tibet, avant tout un formidable espace vierge

Depuis l’ouverture le 1er juillet 2006 de la ligne de chemin de fer Pékin-Lhassa, 700’000 passagers l’ont empruntée. Parmi eux, des touristes chinois, mais surtout des paysans pauvres migrants vers un hypothétique eldorado. On les retrouve, vivant entassés à jamais sous des abris de fortune, main-d’oeuvre bon marché des chantiers bourgeonnants. L’antique « demeure des dieux » explose.

Les Chinois ont vu grand avec le terminus actuel de la ligne, vaste comme deux terrains de football. Un large pont suspendu à six voies, brillant comme un sou neuf, nous conduit à la gare de Lhassa. Située à huit kilomètres du centre dans un no man’s land rocailleux, au premier coup d’oeil, elle paraît surréaliste et démesurée, incongrue. Mais le prolongement de la voie de chemin de fer atteindra bientôt la ville de Shigatsé (ndla: inaugurée le 15 août 2014) (distante de 280 km) et l’on évoque déjà une liaison avec Katmandou et l’Inde! (ndla: évoqué par Mao en 1973 déjà, ce projet pharanoique fait aujourd’hui encore principalement face à des obstacles géopolitiques et géologiques).

Cette « roue de la fortune », pour l’instant économiquement non viable est donc d’une importane politique et stratégique indéniables. La propagande officielle claironne d’ailleurs que « le train promeut la communication culturelle et l’harmonie religieuse entres les Hans et les Tibétains et fera évoluer la civilisation humaine »!… Mais « le train le plus haut du monde » fragilise déjà l’écosystème du haut plateau. Et le pire reste à craindre: au terme d’une longue étude, 600 sites potentiels d’extraction de minéraux y on été répertoriés… Nul doute que le Tibet (ndla: En 2007, les Tibétains représentent 0,5 % de la population chinoise) représente avant tout un formidable espace vierge pour l’expansion économique et la surpopulation de la Chine continentale.

L’emblème de la cité, le grandiose Potala attire depuis toujours le regard du pèlerin ou du voyageur. Je me souviens avoir pleuré en le voyant la première fois (en 1995), au terme d’un an de voyage depuis Genève. L’atmosphère printanière de la cité, son écrin de verdure, le chuchotement des ses canaux, l’accueil chaleureux de ses habitants mêlés aux écrits d’Heinrich Harrer, d’Alexandra David-Néel et de Sven Hedin m’habitaient. J’étais en plein extase, une joie enfantine, simple et bonne, me traversait.

De retour à Lhassa un an plus tard, le même bonheur fébrile m’anima, même si un avin de chasse de l’invasion chinoise trônait encore sur la grande place au pied du Potala, une réplique miniature de Tiananmen Square. Mais en 2005, alors que je participais à une expédition au Cho Oyu (81188 m), la ville m’apparut radicalement transformée.

Et depuis, l’acharnement systématique du Gouvernement chinois à modeler la ville et à folkloriser la culture tibétaine, se renforce. Depuis peu, les abords du palace ont été convertis en un jardin à la chinoise, avec des passerelles de béton et des pédalos. Des hauts-parleurs imposent un air à la mode à ce lieu qui incite traditionnellement au recueillement. Au pied du Potala, des touristes chinoises vêtues de faux costumes de fêtes tibétains loués se font immortaliser dans des poses aguichantes. Deux sentinelles remontées comme des jouets mécaniques préservent un monument à la gloire de la prétendue « libération » du pays. « Le Tibet a toujours été, est, et sera une partie inséparable de la mère patrie » continue d’affirmer en toute impunité, la voix de Pékin.

CM in La Liberté, le 6 juin 2007