Carnet de route Afrique-Asie #46: Les gestes meurtriers d’un homme avec son tracteur
Publié le 05/09/2023
CARNET DE ROUTE #46 – Jaipur-Ujjain-Kajuraho (Inde) Claude Marthaler et son amie Nathalie sont confrontés à la vulnérabilité des cyclistes face aux chauffards.
Au centre de l’Inde, dans l’une des régions les plus déshéritées, la route nous accorde parfois le calme de ses forêts de tecks, mais son indomptable trafic nous contraint souvent à mordre la poussière des bas-côtés. Des Matadors 360 (mini-bus collectifs) foncent, les portières latérales et arrières ouvertes vomissant leur trop-plein de clients agrippés.
DES MARTIENS Les voitures officielles, des Ambassadors blanches, sont de loin les plus folles: elles claironnent leur passage avec leurs hauts-parleurs et sirènes sans limitation de vitesse. A l’inverse, des nomades du Rajasthan mènent leurs troupeaux de moutons sur la chaussées. Leurs femmes, nez et oreilles percées d’argent, chevilles ceintes d’épais bijoux et bras couverts de bracelets de laque, tirent sur la longe de leurs chameaux. Sur leurs bosses, un charpoi (lit de corde) enchâssé tangue à chacun de leurs pas immuables. Le petit dernier, fesses à l’air au soleil, s’y laisse bercer paisiblement aux côtés de sa grande soeur, d’un chien morveux et d’agneaux nouveau-nés.
Dans un dhaba (resto pour camionneurs), l’ambiance se fait sévère sans donner d’explication. Chaque génération s’adonne à sa drogue: les jeunes pianotent sur leurs téléphones portables, les plus âgés avalent des rasades de tord-boyaux ou tirent des bouffées de leur shilom. Un homme à l’haleine éthylique se présente comme un « P.S. teacher ». P.S. qu’est-ce que ça peut bien vouloir signifier? « Political science teacher… « Primary school teacher! » rectifie son voisin rieur. On nous dévisage comme des martiens. Nous nous sentons de trop et reprenons la route avec soulagement, d’autant qu’un vent arrière nous promet d’atteindre la prochaine ville le soir même. Mais un camionneur brise trop vite notre optimisme. Piqué par e ne sais quelle mouche, il nous serre de près.
DANS LES DECORS Nous sommes un instant refroidis par cet incident qui aurait pu nous être fatal. Le vent nous grise à nouveau pour l’unique bonheur de pédaler. Mais tout à coup, un tracteur et sa remorque me frôlent. J’ai juste le temps le temps d’insulter le chauffard à pleins poumons. Réalisant le danger imminent, Nathalie sort de la route. Mais cet imbécile, par un habile braquage, heurte intentionnellement la sacoche arrière de son vélo… Nathalie part dans les décors.
Hors de moi, je couche mon vélo et poursuis ce maudit fuyard qui s’en va plein gaz. Essoufflé, je retrouve ma compagne sous le choc, contusionnée, heureusement sans gravité. Ce geste meurtrier, si inhabituel en Inde, nous rappelle à notre banale vulnérabilité d’usager de la route, à mille lieues de la polyphonie de « L’usage du monde ». Un attroupement spontané se forme.
ON L’ARRETERA Trop sûr de pouvoir mettre la main sur ce salopard, je fais appel à la police locale. Une demi-heure plus tard, un jeune policier, son acolyte complètement saoul et un troisième lascar juchés sur une moto « Hero Champion », freinent à mes côtés. Sans prendre le temps de nous écouter, ils lancent « on l’arrêtera! » Puis ils repartent à tombeau ouvert.
Une heure et quelques thés plus tard, ils reviennent le visage sombre: la pêche n’a pas été bonne. La nuit tombe et nous n’aspirons qu’au calme. Le policier, qui ongle avec deux téléphones portables, se donne la consistance d’un commissaire. Il ne possède ni stylo, ni papier. Embarrassé, il nous conduit vers le dhaba le plus proche. Sur sa demande, j’écris une plainte sur mon bloc-notes à la lueur de ma lampe frontale. Le seul local à disposition, la salle de bain, nous est gentiment mise à disposition pour la nuit. Nous nous écroulons de sommeil.
INTENTIONNELLEMENT En Inde une (bonne) journée commence toujours par un tchai (thé). Mais ce matin, le flic zélé nous cueille au réveil. Un signe clair que la machine bureaucratique s’est mise en route… au rythme imperturbable d’un buffle d’eau. Le policier semble anxieux, presque affecté. Son doigt me pointe avec autorité le mot « intentionnellement » sur ma déposition et insiste poliment que je le remplace par « négligence ». Son supérieur m’explique en « indlich » que ce mot ferait basculer le chauffeur dans la catégorie criminelle et remonter ma plainte à la Haute Cour de justice. Il se verrait donc dans l’obligation de nous retenir le temps de l’enquête… une habile façon de clore le dossier (ce qui nous arrange aussi)!
LA PATIENCE Le supérieur, assis au soleil, plein d’élégance british, nous fait porter le thé en remplissant d’une écriture appliquée le « First Information Report » en six exemplaires. « Pas de domicile fixe en Suisse? », s’inquiète-t-il en se grattant le front e ne souhaitant même pas consulter nos passeports. Le vent lui vole une feuille de carbone que son subordonné court aussitôt ramasser avec le sens du devoir accompli. Puis il déchire une double-feuille d’un cahier d’écolier pour y dessiner un plan de situation de l’accident sans même en décrire la dynamique.
Son chauffeur lustre d’un chiffon noir la voiture de police qui chauffe au soleil et barre la route à un paysan et son char à boeufs. Il l’insulte et l’oblige à un détour inutile.
La police nous escorte ensuite sur une courte distance puis impatient, le supérieur nous demande suavement: « Vous ne voulez pas charger vos vélos pour 10 km? » Simple façon de se débarrasser du problème on cher Watson. La police indienne, sous-payée, incompétente et corrompue veut seulement s’assurer que nous quittions au plus vite son district… « Si tu arrives en Inde sans patience, tu l’apprendras, si tu en as, tu la perdras! » affirme un proverbe bengali.
SOURD-MUET Devant mes roues, un zébu tire une étrange charrette orange transformée en temple. Sa têt est couverte de coquillages, son cou est paré de colliers de fleurs. Je glisse une pièce dans la caissette vissée et cadenassée de l’autel, mais les deux Sadhus, visiblement mécontents, nous réclament 100 roupies pour les prendre en photo… Un peu plus loin, deux éléphants magiquement peints, passent à cinq km/h, surmontés par deux cornacs et deux Sadhus qui s’en vont en pèlerinage, eux aussi, ver Allahabad, au bord du Gange.
Dans notre sillage, s’inscrit une présence singulière et amicale: un Indien aux cheveux gris et longs (un Sadhu à s’y méprendre), discret comme un chat, pédale, sourd-muet comme sa bicyclette… Très expressif, il nous suit comme un ange gardien, boit et paie son thé à la première gargote. L’homme nous mime l’accident qui lui aurait été fatal. Que croire de son histoire sans parole? Il nous laisse partir et quelques tours de cadran plus tard, nous pique-niquons « hors du temps » à hauteur d’un petit temple.
LE TEMPS CIRCULAIRE Pour l’Occidental, le temps est linéaire et pour le voyageur à vélo, il se confond volontiers à la distance (x km = un jour » tandis qu’aux yeux d’un Indien, le temps est circulaire. En hindi, il n’existe qu’un seul mot (kal) pour dire hier ou demain et un autre (par-song) pour avant-hier et après-demain. Si bien qu’un Indien se situe au centre d’un temps concentrique: le sien.
Le mot « religion » est inconnu, « remplacé » par Dharma, la roue de la vie qui se retrouve sur le drapeau national indien. A plus grand échelle, l’Indien n’a pas le sens le l’histoire. A ses yeux, un temple ancien a la même valeur qu’un temple moderne. Son côté artistique n’entre pas en ligne de compte, seule sa fréquentation importe. Tandis qu’en Europe, une culture fait « tabula rasa » de la précédente et s’y superpose, l’Inde assimile, absorbe et juxtapose les cultures. L’Indien n’abandonnera jamais aucune de ses divinités au même titre que les membres de sa famille. Chacun d’ailleurs y choisit librement son gourou et son Dieu.
Un instant passe et revoilà notre mystérieuse silhouette contournant l’autel, franc sourire, tenant deux bâtonnets d’encens allumés à la main. Le silence est d’or.
Claude Marthaler, Kajuraho, Madhya Pradesh, Inde, 6 mars 2007, km 20’064 in La Liberté, mercredi 28 mars 2007