Carnet de route Afrique-Asie #45: Douze millions de pèlerins pour le supermarché de la spiritualité à Ujjain
Publié le 29/08/2023
CARNET DE ROUTE #45 – Jaipur-Ujjain-Kajuraho (Inde). Claude Marthaler est passé par Ujjain qui accueille tous les douze ans, la Khumba Mela, rassemblement religieux
Dès février, la chaleur rallume à petit feu le sous-continent indien jusqu’à l’incandescence. En mai, la terre craquelle et son lourd ciel noir de juin se zèbre d’éclairs. La mousson se déverse alors et plonge l’Inde dans une ruisselante moiteur tropicale. Tout au long de l’année, pour se souhaiter bonne chance, les propriétaires de dhabas entament la journée en versant un verre d’eau et un autre de thé au lait sur le macadam.
MOUSTACHE Des batteries de cuisines pendues à l’arrière des « vélos-magasins », des enjoliveurs de camions et les miroirs des barbiers renvoient déjà les éclats du soleil de midi. L’ombre se fait rare. Une lame de rasoir, un verre d’eau savonneuse et un blaireau posés sur une tablette: les barbiers élisent domicile sous des arbres tutélaires. Leurs grands miroirs inclinés reflètent la verdure des champs de coriandre dont la flagrance emplit l’air. Le siège du barbier m’attend et son miroir s’emplit soudainement d’yeux et de moustaches de curieux, comme un gros nuage de mousson. Un Indien ne s’imaginer sans moustache. Son port relevé indique son appartenance à une caste supérieure, son port tombant l’inverse!
Je lance quelques coups d’oeil à ces regards qui me transpercent. Ma peau blanche, allégée de barbe et de moustache (prise en modèle par la publicité mondiale), apparaît peu à peu sous des coups de lame experts. Nathalie mitraille; la foule hétéroclite en redemande et s’engloutit dans son objectif. Pour rien au monde, le gamin en costume d’écolier, le paysan en dhoti, le commerçant voisin qui abandonne son comptoir ne voudraient échapper à sa petite boîte noire.. Les voilé toutes têtes rapprochées en cercle autour de son écran LCD s’exclamant joyeusement. Les Indiens sont fous d’images, religieuses ou cinématographiques. Lorsque mon tube de selle se casse, le soudeur exigera pour toute rémunération nos têtes dans son téléphone portable.
IMPRESSIONISME Décrire l’Inde à vélo tient plus d’une démarche impressionniste que journalistique. Le superbe musée de l’humanité de Bhopal lui-même ne signale-t-il pas, faussement, le commencement de l’odyssée humaine par le « bipédalisme »? Sans cesse, des scènes d’un anachronisme troublant à nos yeux, jalonnent la route. Féodale et industrielle, qui vit dans la négligence et le provisoire, avance, traînant ses savates. Des hommes aux muscles saillants actionnent une manivelle. Ils sont noyés dans un bain de vapeur. Une odeur acide s’échappe d’une demi-tonneau léché par les flammes. Une longue bande de tissu s’imbibe dans un bain de teinture rouge bouillonnant. Une fois ce bain refroidi, ces « hommes-machines » le portent sur leur tête dans un terrain vague et le dévident derrière eux à chacun de leur pas, comme une mue de serpent.
Les bains de couleurs se déversent directement dans la nature inondant la terre et achevant des arbres moribonds où n’écloront plus jamais de feuilles. Quelques bâches de plastique tiennent lieu d’abris à ces travailleurs. Des bandes de coton blanc et safran sèchent au vent sur des étendages géants semblables à une installation de Christo.
MOINES NUS Un camion Ashok Leyland bourré de cumin embaume l’air; linges et bananes vertes mûrissent sur son radiateur, comme la viande fraîche en Afrique. De jeunes enfants qui veulent « entrer dans la cour des grands » nous accompagnent en pédalant dans une étrange position asymétrique de side-car. L’épaule à hauteur de selle, ils passent un pied à travers le cadre du vélo familial pour atteindre la pédale droite en tenant d’une main le guidon et de l’autre la barre horizontale. Deux moines moines jaïns, nus comme des vers, le nez chausé d’une paire de lunettes optiques, tenant un plumeau à la main (pour s’éviter mort d’animal), marchent d’un pas leste sur le bitume nervuré.
Un chien s’attaque au cadavre d’une vache. Un cycliste enturbanné chasse le chien affamé, affûte son couteau et se met à découper la peau du bovin avec dextérité. Cet homme-là fait partie de la basse caste des tanneurs, seule habilitée à dépecer les peaux d’animaux morts et à les travailler.
SPIRITUALITE Le calme règne sur les ghats d’Ujjain qui accueillent tous les douze ans la Khumba Mela, un rassemblement religieux aimantant douze millions de pèlerins. Un « supermarché de la spiritualité », tout et son contraire, où les gourous, avatars de dieux et de déesses, les fac-similés et les rituels se chevauchent à se confondre comme les racines d’un banyan.
Aujourd’hui comme d’ordinaire, ils affluent peu à peu, une botte de luzerne sous le bras pour l’offrir aux nombreuses vaches sacrées qui déambulent sans but. Puis ils s’assoient silencieusement sur les marches de pierre au bord de la rivière Kshipra, en cercle autour d’un brahmane qui officie leur puja. Ils fracassent une noix de coco sur un lingam de Shiva (un phallus de pierre) au devant de son trident, jettent fleurs, carottes et grains de riz, s’assurant par dévotion fertilité et prospérité.
PURIFICATION Des familles entières s’immergent alors dans l’eau sacrée, les hommes en boxer et les femmes revêtues de leurs saris qu’elles sècheront à bout de bras comme une voilure de navire. Pour l’Hindou, l’eau assure deux fonctions essentielles: la propreté et la purification. C’est ainsi jusqu’au coucher du soleil qui adoucit ces dalles habitées par des millénaires de pieds nus et de prières, lui léguant une valeur divinatoire unique. Sur des entrelacs de racines et de pierre cimentées, les vieux prennent le frais comme les sadhus, les gamins rieurs, les chiens faméliques et les singes chapardeurs.
MARIAGES INDUSTRIELS Dans la ville, d’étranges chariots, couverts de mégaphones assourdissants et d’ampoules clignotantes, montés de chevaux ou de paons géants, traversent les ruelles. A leur suite, une fanfare aux instruments cabossés, des musiciens aux uniformes élimés, tout un cortège d’une gloire passée entraîne le promis, sapé comme un général et mal à l’aise, juché sur un cheval caparaçonné qui se rend claironnant au domicile de sa future épouse, suvie de la famille vêtue de ses plus beaux habits qui ont tout arrangé. C’est la saison des mariages… industriels comme les pèlerinages!
Plus sournoise, l’Inde-multitude du XXIème siècle dont on vante la progression économique record, extorque encore une dote à la famille de la future mariée et c’est pourquoi le foeticide féminin y est pratique courante… Amplifié par l’utilisation massive de l’échographie, il atteint désormais la moyenne nationale inquiétante de 957 femmes pour 1000 hommes et dans l’Etat du Madhya Pradesh, le triste record de 881 pour 1000!
Claude Marthaler, Kajuraho, Madhya Pradesh, Inde, le 6 mars 2007, km 20’064 in La Liberté du jeudi 22 mars 2007
A lire également: Inde: la fin des rickshaws? dans VéloRomand, mars 2007, magazine papier auquel le yak a participé durant de nombreuses années et qui n’existe plus qu’en version digitale.