Carnet de route Afrique-Asie #44: Le chantier du savoir-faire

Publié le 22/08/2023

CARNET DE ROUTE #44 – En Inde, dans le golfe de Kutch, des boutres avec des coques grosses comme des baleines, sont toujours fabriqués artisanalement en bois.

Dans le golf de Kutch, on perpétue la fabrication de boutres en bois avec de gigantesques troncs en provenance de Malaisie. Des coques grosses comme des baleines qui transporteront 1200 tonnes de charge chacune. J’y accède par une fine échelle, à vingt mètres de hauteur! La cale, vaste chantier de savoir-faire, retentit de coups de massues.

L’ARTISAN Des dizaines d’ouvriers plantent des clous, manient la scie, le ciseau à bois, le rabot, sans jamais recourir à la machine. Des poutres géantes sont soulevées par un treuil manuel pour constituer le futur pont du navire. A ce rythme-là, dans trois ans, ils navigueront en mer d’Arabie. Je retrouve dans la construction de ces bateaux uniques, le geste précis de l’artisan expérimenté, cet amour de travail bien fait propre au compagnonage, cette même exigence d’esthétique, de durabilité et de chef-d’oeuvre des bâtisseurs de cathédrale.

Dans les contours indistincts d’une ville à la nuit tombée, assis sr un banc, je bois un verre de lait saupoudré à la pistache, tiré d’une grande casserole évasée. A ma droite, un réparateur de chambres à air et ses deux acolytes, des enfants souriants et couverts de crasse, opèrent en pleine rue. Mon voisin, un brahmane, m’indique que l’artisan gagne environ 100 roupies par jour (3,50 chf). Je me hasarde en mentionnant les enfants: et eux? « Ah, ces deux buffalos? Il les nourrit, c’est bien suffisant! »

LA VIANDE Un jeune Indien s’est subrepticement glissé à mes côtés: « Es-tu végétarien? » « Non, mais je suis affamé! » Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es: en Inde, bien plus qu’une question anodine, cette phrase est d’ordre métaphysique. Si les macrobiotiques pensent que la viande rend agressif, les écologistes que sa production est dévoreuse d’énergie, les musulmans qu’elle rend fort, les Argentins ne pourraient pas s’en passer. Les Hindous, eux, qu’elle entraîne un mauvais karma, car on tue une vie.

L’ASTROLOGIE « Les Suisses croient-ils à l’astrologie? Je suis astrologue et descend d’une famille de quatorze générations du même métier. Nous ne travaillons pas pour l’argent, mais pour le bien de l’humanité. Viens chez nous, tu boiras un us d’ananas et je te ferai visiter notre musée. » Il me conduit à sa maison familiale où sa tante m’accueille. Je découvre un monde merveilleux de parchemins en sanscrit d’une calligraphie exceptionnelle, semblable aux tablettes bouddhiques ou aux manuscrits orthodoxes. Lecture de la main, numérologie, astrologie, tout se recoupe dans de savants calculs: « Ta vie est entre les mains de… », (montrant le ciel) commence-t-elle.

L’astrologie est scientifique Saisis-tu que ton jour, ton heure et ton lieu de naissance déterminent ta vie? En un flash, je revois la rue fourmillant d’un petit peuple qui travaille d’arrache-pied. Quels mauvais actes auraient-ils commis dans leur vie précédente pour vivre misérablement de père en fils sur le bord des routes? Mais ma pensée est de courte durée, bien vite effacée par son enthousiasme: « Je peux faire ton horoscope et tu connaîtra ton futur. Tous les Indiens tiennent à tout prix à le savoir avant leur mariage, car seul un astrologue peut modifier l’épouse choisie par les parents. » Je repense intérieurement à Nathalie convaincue que je fut rickshaw-walla dans ma vie intérieure, tant je fusionne avec une bicyclette, mon objet fétiche. Mais qu’ai-e donc fait pour mériter ce fichtre sort, de tournicoter autour de la planète?

LES YANTRAS L’Indienne me montre des yantras, ces plaquettes de cuivre sculptées de nombres et d’une géométrie magique, destinées à protéger son porteur: « Celui-là permet de gagner plus d’argent! » insiste-t-il en m’adressant un sourire en coin sans que je ne parvienne à discerner ce qu’elle insinue. A la vue d’une svastika, presque 5000 ans antérieure à la croix gammée du parti nazi, je luis relate le débat qu’elle suscite aujourd’hui même en Europe, mais elle ne me semble pas au courant. Elle poursuit: « Ces arbres d’essences diverses, portés au cou ralentissent le pouls cardiaque. Un homme en colère se calme si on le lui glisse à temps! » Dans la dernière piécette, elle me montre un sage dessiné: « Le brahmane, conclut-elle, n’est pas supérieur, il oeuvre pour le bien de la société. Il prie, observe sa diète. As-tu déjà remarqué avec quelle précaution un brahmane marche, pour éviter de tuer toute forme de vie? »

EN TRANSE Des clochettes tintent de plus en plus fort. Une silhouette sautillante anime à elle seule un vaste paysage inerte de collines pointues. Un hindu trotte et scande son avancée d’un « Ram, Ram » énergique, un bambou en travers d’une épaule surmonté de drapeaux rouges et de grelots. Il traverse le monde en transe, le regard incandescent, avec le souffle d’une locomotive. Connecté directement à son dieu, il étreint la planète. Quelques jours plus tard, un soufi pousse un caddie métamorphosé en temple mobile. Cheveux et longue barbe grisonnants, le petit homme à pieds nus allume une cigarette et m’invite amicalement à le photographier. Il s’en vient de ce pas de la tombe de Khawaja Moinuddin Chistshti, à quelques 200 km. Ce grand maître soufi originaire de Perse s’établit à Amer en 1195. Aujourd’hui, on vient des quatre coins de la planète pour vénérer ce saint.

Un peu plus au nord de l’Inde, des sadhûs ramènent à pied de l’eau des sources du Gange; Au Tibet, des pèlerins se prosternent et mesurent la route à la longueur de leur corps. Ces présences imprévisibles et dérisoires, insolites et fugitives m’émerveillent comme des étoiles disparues. A d’incommensurables distances, elles brillent encore face à une modernité qui dépoétise le monde…

FLEUR DE LOTUS Pushkar est béni des dieux. Brahma aurait déposé une fleur de lotus dans son lac, donnant ainsi naissance à 400 temples. Badigeonnés de blanc, ceux-ci se reflètent à sa surface sous un pâle soleil hivernal. Pour les touristes, ce lieu représente un havre de tranquillité réservé aux piétons; pour les hippies des années septante, un refuge à mi-chemin dans leur transhumance des plages de Goa et Manali, aux contreforts de l’Himalaya. Visages émaciés encadrés de « dreadlocks », ils fument des shiloms et quelques-uns y ont pris racine.

Des ghats, ces marches de la délivrance, on atteint les rives les rives du lac sacré dans lesquelles les eaux usées se déversent, les femmes tapent leur linge et les pèlerins effectuent leurs ablutions. Des sadhûs vendent des coliers de fleurs et apposent un tika sur le front contre quelques pièces.

AUTHENTICITE Dans la rue marchande de Pushkar, on vend du « sur-mesure » aussi bien aux Indiens qu’aux voyageurs: de la musique pop, des modes vestimentaires, des pizzas, l’art du massage et de la méditation. Une brève et reposante parenthèse dans notre voyage. Pour les boutiquiers, cette ambiance religieuse et « cool », représente une vraie poule aux oeufs d’or. Le monde entier s’y brasse temporairement dans une bain de jouvence: imitation, collision et collusion. Les jeunes Indiens s’occidentalisent, les touristes s’indianisent, sans qu’aucune frontière précise ne se dessine entre métisse et frelaté. Au diable l’authenticité!

Claude Marthaler, Jaipur, Rajasthan, Inde, 30 janvier 2007, km 18793, in La Liberté, 15 février 2007