Carnet de route Afrique-Asie #43: Mises à l’écart de la vie sociale, les basses castes improvisent leur survie

Publié le 08/08/2023

CARNET DE ROUTE #43: A Jamnagar-Jaipur, en Inde, la ville se sert des pauvres en les excluant tout à la fois. Une main d’oeuvre bon marché guidée par la faim.

L’inde murmure son âme au petit matin, peu avant le réveil des hommes. Des zébus aux énormes cornes fendes encore le brouillard qui estompe les distances. Je me sens alors drapé de sérénité, la carte géographique m’apparaît inutile, le roulis de nos bécanes intemporel. Peu à peu, le soleil illumine l’air opaque et dévoile le monde rural alentour: une campagne nappée de brouillard où résonnent les pompes à eau, les chants d’un temple hindou et la raclement de charrettes sur le bitume. Il fait neuf degrés: l’Inde tousse et s’emmitoufle.

LES PETITS METIERS La gent masculine des petits métiers se « pelotonne » autour de réchauds à kérosène qui crépitent. Des silhouettes partent furtivement se soulager à peine plus loin, une bouteille Pet à la main: en Inde, plus de 70% de la population rurale et 25% de la population urbaine ne possèdent toujours pas de latrines. Des rickshaw-wallah (pédaleurs de pousse-pousse),épaules couvertes d’un châle et visages anguleux enturbannés d’une écharpe comme un oeuf de Pâques, serrent entre leurs mains une tasse de thé brûlant. Des cyclistes encagoulés distribuent le lait frais qu’ils retirent d’un coup de louche de leurs grappes de boilles suspendues au porte-bagages.

A travers tout le pays, la vitesse, comme autrefois la noblesse, tient le haut du pavé dans ce maelström de véhicules à moteur et à pédales que représente la route indienne. Une vraie jungle de pousse-pousse, de scooters, de tuks-tuks, de voitures à bras atrophie les artères des villes. L’espace dévolu à chacun est celui dont on s’empare avant l’autre. Malgré ce chaos, la compagnie Tata annonce avec grandiloquence a sortie d’une voiture individuelle de fabrication indienne à 2000 dollars en 2008.

RUDE CONCURRENCE La cocurrence est rude entre les pilotes d' »hélicoptères » (pousse-pousse) comme ils aiment à se prénommer. Trop nombreux, ils tentent pourtant d’imposer aux clients par leur sourire, le coût réel de leur sueur. A chaque tour de pédale, leurs épaules s’élèvent alternativement, leurs jambes filiformes luttent d’arrache-pédales. Dans les autorickshaws à trois roues, les conducteurs refusent d’utiliser leurs compteurs, et nous demandent parfois un tee-shirt, un pantalon ou même un slip!

En marge de ce tourbillon motorisé, des Paan shops se lovent dans des charrettes à bras, des tailleurs s’incrustent sous une rampe d’escaliers, des enfants organisés sous la férule du « maître de mendiants » nous poursuivent à pied, tapotant nos bras en réclamant argent ou nourriture. Un nombre incalculable de pauvres s’assoupissent dans d’inconfortables positions à n’importe quelle heure de la journée.

IMPITOYABLE Mises à l’écart de la vie sociale, les basses sociales improvisent leur survie. Rémouleurs, forgerons, fabricants de balais, collecteurs et trieurs de déchets, la ville s’en sert et les exclut tout à la fois, d’une manière impitoyable. Ici, une mère donne la tétée à son fils ou le balance dans un hamac, là, une autre actionne un hand-blower (ventilateur à main) pour attiser des braises, Son marie frappe le fer de tout son saoul. Une famille s’active à tourner une roue de vélo pour tendre le fil des cerfs-volants. Sur tous les toits, petits et grands font voler leur frêles esquifs, fabriqués se sachets plastique récupérés. Le ciel en est inondé, à l’image de la population indienne qui a franchi le milliard en 2005. A ce rythme-là, l’Inde dépassera la population supposée de la Chine en 2050 (1,4 milliard). (ndla:1, 4286 milliard pour l’Inde contre 1, 4257 millard pour la Chineselon le Fond des Nations pour la population, UNFPA, 19 avril 2023).

LA VACHE L’Inde l’a rendue sacrée, la Suisse l’a transformée en icône publicitaire: la vache fait partie du mythe et de l’actualité. Même les purs végétariens indiens boivent son lait. N’importe quel chauffeur freinera devant sa silhouette affable et redoute tout accident qui transformerait dangereusement son propre karma. Dos-d’âne, angles morts, piétons, cyclistes, rien ne fait ralentir les automobilistes furieux, sauf ces bovines indifférentes qui traversent la chassée avec mollesse…

Bien souvent, ces bêtes à cornes serties d’un collier à perles et de boucles d’oreilles, s’immobilisent et jouent aux gendarmes couchés. Plus coquines qu’elles n’y paraissent, elles se grattent l’encolure contre un mur rugueux et défèquent royalement le « carburant du paysan ». L’air de rien, elles chapardent un bouquet d’oignons frais au marchand distrait et nettoient d’un coup de langue vif la vaisselle sale de certaines gargotes. Epluchures, plastiques, papier ournal, tout disparaît goulûment avalé. Les vaches sacrées n’obtiennent certes pas le statut du mythologique taureau Nandi (véhicule du dieu Shiva), mais remplacent avantageusement un service onéreux de voirie municipale… Holy cow!

FORMIDABLE CROISSANCE La terre asséchée du Kutch s’étire, insipide à force de platitude. Sur la route en construction, les cheminées d’usine témoignent de la formidable croissance économique annuelle de 8 à 9% que connaît le pays pour la première fois de son histoire. Des campements éphémères constitués de jhuggis (tentes en bâche récupérée) abritent des familles d’itinérants que seule la faim a guidé jusque-là. Hommes, femmes, enfants empoignent la pelle et portent des gravats sur leur tête. Les chantiers puisent sans borne dans cette intarissable main-d’oeuvre à bon marché. Nous nous sentons bien peu de chose face à cette dure réalité, semblable à la révolution industrielle de l’Europe du XIXème siècle.

TREMBLEMENT DE TERRE Du nord nous parvient le vent du Rann of Kutch et du Thar, les deux seuls désert de l’Inde. Les maisons sont éparses, la population disséminée et les arbres presque inexistants: une austérité poussée à son maximum. Le 26 janvier 2001, un tremblement de terre d’une rare violence (9,3 sur l’échelle de Richter) secoua cette terre jusqu’au Pakistan. Bhuj, sa petite capitale n’en finit pas de ramasser ses éboulis, plâtrer ses lézardes, reconstruire ses maisons et pleurer ses disparus (10% de sa population fut ensevelie).

« Il était neuf heures moins quart, la terre a bougé pendant deux minutes, notre village a été anéanti » se souvient un vieux du village d’Ana Asombia. « Fort heureusement les enfants fêtaient le Republic Day dan sla cour de l’école et aucun d’eux n’a été blessé » se rappelle-t-il. Et l’aide internationale? demandons-nous. « Chacun a été indemnisé pour reconstruire sa maison, mais nous n’avons touché que quelques cachuètes… De gros bonnets s’en sont mis plein les poches! » Après un bref temps de pause, il me fixe et me demande: « Quels conseils pourrais-tu me donner pour lutter contre la coruption? »…

Claude Marthaler, Jaipur, Rajasthan, Inde, 30 janvier 2007, km 18793 in La Liberté, 9 février 2007