Carnet de route Afrique-Asie #42: Partout, l’empreinte des dieux

Publié le 31/07/2023

CARNET DE ROUTE #42 – Autels, tombeaux, temples: en Inde, la géographie du moindre sentier est nimbée de religiosité. Sur les pas des pèlerins de Palitana.

Dans une dhaba (restaurant de camionneurs), le propriétaire psalmodie et allume de l’encens dans le temple miniature qui clignote au-dessus de son tiroir-caisse. Au pied du comptoir, un larbin à genoux passe une serpillière crasseuse sur le sol.

DIEUX SUR ECRANS Un notable se joint à notre table et nous verse le thé dans des soucoupes (c’est l’usage et moins chaud) en nous demandant si nos compteurs kilométriques sont des téléphones portables! Sur l’écran du sien, les dieux font partie de sa famille au même titre que ses ancêtres. Sur le parvis, une voiture de jeunes mariés en voyage de noces démarre et la totalité des clients, des hommes, la suit du regard en rigolant. Et, oh surprise, ils s’embrassent! Le restaurant est alors secoué d’un rire unanime et compulsif. « Kiss is secret life! » souligne-t-il hilare. « American? » « Ah, Switzerland, New Zealand, ah… sheperd’s land! » (pays de bergers) rajoute-t-il, la bouche ouverte, rougie par un paan (mélange à base de bétel et de tabac, à chiquer).

LE PARADIS Un miniglobe terrestre dans le creux de sa main et une loupe dans l’autre, nous parcourons la planète à une vitesse ahurissante. Il comprend alors qu’il faudrait creuser un trou par le centre de la terre pour apercevoir la Nouvelle-Zélande depuis la Suisse. « Vous venez du paradis! » s’exclame-t-il, admiratif. Dans le coeur de chaque Indien, riche ou pauvre, résonnent les images lisses et colorées de Bollywood (premier producteur mondial de films). La plupart à l’eau de rose, les histoires d’amour se concluent souvent dans la « pureté originelle » des Alpes suisses. Ce Shangri-la helvétique remplace les montagnes du Cachemire engagé dans un conflit inextricable depuis 1988.

D’UN PAS LOURD Depuis la nuit des temps, l’Inde vénère ses dieux. Autels, tombeaux, temples, la géographie du moindre sentier est empreint de religiosité. L’Inde qui est frappée d’une « temple mania » se révèle le seul pays à comprendre (étymologiquement « prendre avec ») tout voyageur, indien ou étranger, comme un être en quête de quelque chose. Des pèlerins en chaussettes et chappals, drapeau rouge à la main, visiblement peu rompus à toutes formes d’exercice physique, marchent d’un pas lourd. Des Sadhus, vrais ou faux, pérégrinent à pied ou à vélo, buttant contre cette économie en pleine ébullition qui leur accorde de moins en moins de crédit.

CHAISES A PORTEURS Sur la route de Palitana, des femmes jaïns, vêtues de blanc, le plumeau passé à la ceinture, marchent d’un pas déterminé, la bouche ouverte, le regard sévère tourné vers l’intérieur, prenant toutefois un soin religieux de n’avaler aucun moustique et de ne pas écraser de fourmis. 863 temples de granit de grès et de marbre blanc finement ciselés construit en 900 ans composent l’ensemble jaïn de Sharungaya perché sur une colline. Sur ses 3572 marches d’accès se dessine toute la fresque sociale de l’Inde: de maigres coolies, suant, transportent sur des dholis (chaises à porteurs) de riches Indiennes aux poignées d’amour imposantes, et parfois même avec leur bébé. Pour les plus riches, une chaise de camping a été ficelée à deux bambous soutenus par un quatuor de porteurs qui effectuent de fréquentes pauses. Femmes et enfants de parias transportent les enfants des nantis et leurs bagages sur leur dos. De jeunes citadins, casquettes et lunettes noires, montent à l’assaut de cette montagne sacrée avec la même frime que dans un mall de Mumbay. Des familles entières découvrent ainsi l’Inde et réalisent un acte pieux dans leurs plus beaux habits. Chaque caste réalise son dharma: les Brahmanes (prêtres et enseignants, les Kshatriyas (guerriers), les Vaishyas (commerçants), les Shudras (paysans, travailleurs manuels), sauf les Dalits (hors-castes ou intouchables) qui eux louent des dholis pour remplir leurs estomacs.

PAS FAROUCHES Un arbre à une intersection abrite ici un autel. Là, une charrette à bras où l’on vent du tchaï. Pour le voyageur à vélo, le thé est toujours une invitation à la pause et au bain de foule. Le tenancier, peur gêné, s’asseoit sur le même banc que Nathalie (la foule rit) puis lui passe le bras sur l’épaule le temps d’une prise de vue (hilarité générale). Lorsqu’elle demande à de vieux paysans de sourire pour la photo, ils restent sérieux et triturent fièrement leurs moustaches pour les allonger. « A quelle caste appartiens-tu? » me demande l’un d’eux.

NUEES DE SANDALES Un homme respecté nous conduit au temple qui domine une étendue d’eau. Passé la porte colossale et son foisonnement de statues, on s’occupe de nous avec bienveillance: une chambre et de l’eau pour se laver. La courroie de transmission d’une « machine à Tinguely » frappe un tambour et sonne des cloches dans un rythme lancinant: c’est l’heure de la puja (prière). Une quantité invraisemblable de sandales éparses traînent au bas des marches. Dans le temple de marbre blanc se nichent Krishna le dieu bleu joueur de flûte, Hanuman, le dieu-singe et Ganesh, le dieu à la tête d’éléphant, le cou passé d’un collier de fleurs oranges, clignotant de bougies électriques colorées comme une arbre de Noël.

LA PANNE Un Brahmane, la ficelle traditionnelle ceinte autour du torse et sa seule mèche de cheveux à l’arrière de crâne ras, encense les dieux… qui restent de marbre. Il appose un tika (troisième oeil, celui de l’illumination) sur le front des dévots qui chantent avec ferveur. Ce qui n’empêche pas une certaine panne d’électricité (fréquente et temporaire en Inde) de rendre le temple au silence… Puis nous suivons les pèlerins dans l’immense salle à colonnes où sont déroulées de longues bandes de tapis. Les familles s’y installent côte à côte, assis en lotus. Des zélotes servent à la louche riz, lentilles et chapatis dans des assiettes en inox avec une rapisité fulgurante.

MAGIE TECNOLOGIQUE Les dés sont jetés: Dandhuka, un gros bourg sans singe distinctif, sera notre lieu de rendez-vous par internet avec « Balladeavelo »,un couple franco-suisse parti de Genève en septembre 2004. A une année d’intervalle, nous avons emprunté le même itinéraire en Afrique du Nord et jamais oublié leur invitation à une soirée crêpes « quelque part »… Miracle de la technologie qui efface parfois la distance. Christine Tavernier et Eric Estivalet, en route pour le km 22’000, viennent de parcourir 400 km en 3 jours pour nous rejoindre. « Mais nous ne cherchons pas la performance. Pédaler, c’est comme peindre une façade: la musique n’est jamais loin », précise Eric, la cinquantaine, un virtuose de la crêpe. Cela tombe bien, car si les cyclonautes roulent à des rythmes différents, ils sont tous sans exception d’insatiables gourmands…

DIRE LE MONDE Sans empressement, il se donnent dix ans de liberté (www.balladavelo.net) poour tournicoter autour de la planète, la curiosité pour moteur et l’ordinateur dans la sacoche. Mais le voyage restera toujours une entreprise formidablement artisanale. Eric le sait bien, lui qui a construit sa maison tout seul, brique par brique. Nos souvenirs mêlés rehaussent la saveur de nos expériences: partager, c’est vivre une deuxième fois. Le bonheur est alors tout proche de ces paroles suspendues, lorsque immergé dans une activité, on s’oublie, hors du temps. Le lendemain, seuls les quatre vélos sont prêts à partir… pour 800 mètres jusqu’à la prochaine dhaba, juste de l’autre côté de la route. Faux départ et vraie amitié qui se noue. Aujourd’hui, personne n’a envie de pédaler. Oreilles tendues et bouches ouvertes, chacun s’abreuve de mots: dire le monde, c’est lui rendre grâce.

Claude Marthaler, Jamnagar, Gujerat, Inde, le 28 décembre 2006, km 17253 in La Liberté, 11 janvier 2007

Epilogue: Au terme de 12 ans de voyage à vélo et bien des péripéties en Asie, Eric et Christine se sont installés en France à 21260 Sacquenay. Eric tient le café-concert Le Poney fringant, Christine vous accueillera dans sa maison à chambres d’hôtes.