Carnet de route Afrique-Asie #41: « L’Inde est un tigre, mais un tigre sans chair, juste avec la peau sur les os »
Publié le 31/07/2023
Cet article #41 est le premier de ma chronique couvrant dès à présent la partie asiatique de notre périple (28 novembre 2006- 12 septembre2008): vol de Sana’a au Yémen et atterrissage à Mumbay, Inde du Nord, Népal, Tibet, Tadjikistan, Kirghizistan, Chine, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge.
CARNET DE ROUTE # 41 – Quitter le Yémen pour l’Inde, ce pays qui assimile toutes les influences étrangères et les reconvertit à sa manière dans un gigantesque curry.
La terre tremble. La sirène du train retentit sans fin sur un paysage rôti de soleil. Le passage à niveau retient l’Inde comme une écluse. A l’ouverture de la barrière, une multitude incontrôlable s’engouffre: nuage de poussière, concert de klaxons, rugissement de moteurs surmenés…
Sur le tarmac ébréché, chacun slalome à qui mieux-mieux pour s’échapper de cette Inde grouillante sous le regard placide des buffles d’eau trempés jusqu’au cou dans des mares de lotus.
SARI ROSE Une vache sacrée, imperturbable et dodelinante, barre la route aux chauffeurs de Tata débordant de ballots de coton. A l’avant d’un scooter, un bambin, les yeux cernés de khôl s’agrippe instinctivement au réservoir entouré par les deux bras de son père. Les tresses de ses deux soeurs flottent au vent. La mère en amazone « eu queue de peloton », tient le dernier né dans les volutes de son sari rose. Des grappes d’hommes enturbannés s’accrochent avec poigne aux tempos, un croisement bienheureux entre une moto à quatre temps et une charrette semblable à un scarabée au dos voûté. Des « auto-rickshaws » recouverts d’icônes de cinéma zigzaguent entre des camions peints d’un imposant « Horn, please! » sur leur benne arrière.
ECARTELEE L’Inde qui a fait de Ghandi, de l’Ayurveda et de la mangue ses principaux produits d’exportation, est un sous-continent à plusieurs vitesses. Baroque et décatie, excessive et chaotique, « Mother India » n’en est pas à un paradoxe près: elle s’écartèle de plus en plus depuis quinze ans entre traditions et modernité, symbolisme et vie pratique, ville et campagne, pauvreté et richesse… « Incredible India! », annonce avec ambiguïté la campagne gouvernementale qui veut promouvoir le tourisme.
PORTE-BAGAGES Au petit matin, nous atterrissons sur cette terre aux 300’000 Dieux, récupérons nos cartons et retrouvons nos esprits. Pédales, roues, selles, guidons: sous le regard curieux des porteurs, je redonne vie à nos vélos dans l’air conditionné de l’aéroport de Mumbay. Dans ce pays qui possède l’arme atomique, on s’extasie encore devant nos dérailleurs: 27 vitesses? Incroyable! Je ne souviens alors d’une photo de Cartier-Bresson prise en 1966 à Thumba, un petit village du sud de l’Inde. La première fusée indienne devait prendre son envol et toute discrétion, mais il manquait encore une pièce vitale: son cône. Le jeune ingénieur en aéronautiques Sathya eut alors une idée de génie: il le transporta… sur le porte-bagages d’une bicyclette!
LES MIRACLES INDIENS En une nuit, nous avons viré à l’est, dans une juxtaposition des mondes yéménite et indien, à 800 km/h. Nous buvons un tchaï pour célébrer le premier coup de pédale dans la lumière naissante du jour. Le goût douceâtre et laiteux du thé fait remonter à la surface deux ans de voyage à travers ce pays fascinant qui marque tous les voyageurs. Ces petits riens inquantifiables nourrissent ma nostalgie. Dès le premier instant, nous nous sentons comme des poissons dans l’eau. Nous rencontrons le porte-parole des Dhabawallas. Ces coolies transportent chaque jour 175’000 repas du domicile au poste de travail (et retour) des employés d’Etat. Depuis 136 ans, 5000 illettrés livrent en train, à vélo et à pied ces « tiffin box » à travers tout Mumbay. En terme d’efficience et de marketing, cette association inédite égale la performance de Motorola. Un miracle indien.
LE VERTIGE Nous observons les changements de l’Inde qui assimile toutes les influences étrangères et les reconvertit à sa manière dans une gigantesque curry. Sur la route, des affiches de papier géantes d’acteurs de cinéma ont remplacé celles autrefois peintes à la main. Le parc automobile explose, les axes principaux ont doublé de largeur et six millions de téléphones portables s’y vendent chaque mois. L’économie débridée développe et propulse une classe moyenne en délaissant comme toujours les plus démunis. L’Inde donne de plus en plus le vertige.
CAUCHEMAR ROUTIER La sortie de Mumbay plairait à Méphisto: pétaradante, explosive, anonyme et souillée, jonchée de campements d’intouchables et de leurs feux follets. Sur la « Highway Number 8 », le trafic est si intempestif que « voyager », même à vélo, devient juste un autre mot , banal et utilitaire, pour « transporter ». Notre lenteur ne fait qu’augmenter l’asphyxiante durée de ce cauchemar routier. Il nous faut au plus vite sortir de la route. Bouffer des kilomètres ne nourrira jamais son homme, même le sportif d’élite. Fatiguée, Nathalie en a marre de « pédaler idiot » et me traite d' »intégriste du vélo »… S’il est vrai que nous usons toute notre énergie à pédaler, voyager pour moi doit pourtant s’accompagner d’un mouvement intérieur: être transporté hors de soi-même, s’émerveiller. Pour nous, le sens du voyage ne se révèle pleinement qu’à l’arrêt. Sur les routes de campagne, la faible vitesse de nos bicyclettes est une ode à la divagation, au détail et bien sûr à la rencontre.
D’INSTINCT Le soir tombe. Peut-être est-ce la prescience de l’animal qui habite le voyageur au long cours, en tous les cas, notre instinct nous guide vers un lieu de clémence: quelques manguiers, des bananiers, un réservoir d’eau. Joe, la soixantaine opulente nous reçois dans ce « refuge »: « L’Inde est un tigre, mais un tigre sans chair, juste avec la peau sur les os ». Un superpouvoir? Avec tous ce pauvres? Dans ce pays qui compte un dieu pour trois habitants, Joe n’y croit plus: « Au lieu de construire ces magnifiques temples, on ferait mieux de s’occuper des maisons des hommes! » Joe vient du Kerala, un Etat à majorité chrétienne et au gouvernement communiste, avec le plus fort taux d’alphabétisation de l’Inde. Un serpent se love contre une de mes sacoches et Joe, sans même savoir s’il est venimeux, nous montre comment il règle les problèmes: il lui assène quelques coups de tube en plastique et bête rend l’âme.
DES GENTLEMEN Le journal qu’il tient entre les mains montre les photos d’un train en flammes. La violence gagne l’Etat du Maharastra, conséquence de deux évènements le 29 septembre 2006, des brahmanes (haute caste) massacrent une familles de dalits (parias) qui refusent de quitter leur terre pour la construction d’une route vicinale. Fin novembre, des inconnus déboulonnent la statue de Babasaheb Amdedkar (1891-1956), cet éminent intouchable qui écrivit la présente constitution indienne au temps de l’indépendance . Desespéré par le système des castes, il finit par se convertir au bouddhisme en 1956. Trois millions d’hindous de castes inférieures l’ont alors suivi dans sa démarche. « Un changement ne peut s’effectuer que par la violence L’action de Gandhi réussit car les Anglais étaient de gentlemen, mais aujourd’hui les temps ont changé », commente Joe. En réalité, il s’inquiète bien plus de notre dérive: « Tu devrais planter une fleur au lieu de rôder sans but. Regarde cet arbre, il a été planté par un homme. Aujourd’hui il abrite des promeneurs. Que viens-tu faire ici? Il n’y a rien à voir. Ton voyage est un non-sens. Rentre chez toi et fais quelque chose de bien pour les humains… Quand reviendras-tu? »
Claude Marthaler, Jamnagar, Gujerat, Inde, le 28 décembre 2006, km 17’253 in La Liberté, 5 janvier 2007