Carnet de route Afrique-Asie #40: Ce sourire qui provoque la colère

Publié le 19/07/2023

Cet article #40 est le dernier de ma chronique couvrant la partie africaine de notre périple (8 octobre 2005- 28 novembre 2006): départ de Genève, ferry de Gênes à Tunis, suivie d’une traversée partielle du Maghreb (Tunisie, Libye, Egypte, Soudan) et de la corne de l’Afrique (Ethiopie, Djibouti, Yémen).

CARNET DE ROUTE (40) – En terre musulmane, une amitié entre sexes opposés est une impossibilité. Y compris au Yémen, où vivent 70% de femmes illétrées.

A l’entrée des villages, des flammes de chalumeaux vrombissent sous des casseroles annonçant un plat de saleta (ndla: ragoût de mouton et de lentilles nappé d’une sauce de fenugrec) et du khobs, une large galette de pain plaquée dans un four, mangée chaude et servie sur des feuilles de journaux en guise de nappe, à grands renforts de cris dans une atmosphère d’hommes aux visages émaciés, le nez d’aigle surmonté d’un keffieh. Sitôt assis, sitôt servis, un enfant nous fourgue une poignée de mouchoirs en guise de politesse. On boit du thé au lait sucré dans des Duralex au fond peint badigeonné de peinture.

THE La journée d’un verre de thé est longue, accidentée, imprévisible et rocambolesque. Si on le questionnait, il raconterait toutes les barbes teintées au henné, les gorges sèches, les crachats, les envolées de paroles, les murmures, les pas d’un petit serveur, les traces d’un chat, le bouillonnement d’une pipe à eau. On reconnaît son appartenance à sa seule couleur sans deviner son cheminement quotidien, saisi par les mains fines, baguées ou de pognes de camionneurs. A toute heure, à foison. Une marque de civilisation.

TABOU J’en commande deux verres et voilà le serveur qui me les tend, ignorant ouvertement Nathalie. Lorsqu’elle lâche un sourire de connivence à un Yéménite, il s’embrase aussitôt: en terre musulman, une amitié entre sexes opposés est une impossibilité, un tabou. Dans la rue, les jeunes garçons, frondeurs, adoptent une démarche mal ajustée de caïd et m’abordent de très près pour se mesurer ou m’inviter à taper leur ballon. Un jour, un bambin haut comme trois pommes, le torse bombé, se campe devant Nathalie en se plaquant les cheveux en arrière comme dans un clip sirupeux! A mon approche, les femmes couvrent leur visage de leur burqa ou claquent la porte de leur maison derrière elles. Ce qui pour nous représente une signe de politesse élémentaire ressemble pour elles à du mépris. Il est vrai que j’épie parfois les rares femmes qui osent s’aventurer dans les lieux publics accompagnées de leur mari. Mais comment parviennent-elles à glisser leur repas sous leur niqab sans se salir tout en dissimulant leur bouche? J’ai l’impression amère de passer à côté de la moitié d’un pays, de voyager à « contre-coeur », en déséquilibre.

L’INCOGNITO DE L’ABAYA Les femmes, couvertes d’une abaya, glissent comme des fantômes, aux antipodes d’un verre à thé, jeans et hauts talons – identiques à leur modèle de poupée Barbie – dépassant de leur triste tenue noire et informe! Comment déchiffrer en un survol de voyageur, sans parler l’arabe, cette opacité, cette tenue monacale où se cache, j’en suis sûr, un monde de douceur et trop d’ignorance. A voir les films à l’eau de rose, les clips vidéo que présentent les chaînes de télévision du Golfe, e ne peux m’empêcher de penser que les arabes, auteurs des érotiques « Mille et Une Nuits », sous des dehors de rudesse, restent de grands sentimentaux. Toutefois, l’abaya aussi l’incognito et permet aux prostituées d’oeuvrer au grand jour. C’est ainsi que nous surprenons un groupe de femmes mener un étrange ballet autour d’un camion. La plus engagée, déjà sur le marchepied de a cabine, émoustille le chauffeur… Une autre me lance un baiser!

LA MALARIA DE 89 Février 1989, route de Ta’izz: Plié contre mon guidon, je ne parviens plus à reprendre mon souffle. Dans une chambre d’hôtel privée de fenêtres, je tremble de tout mon soûl, enfiévré d’une crise de malaria couplée à des amibes. Le voyage aurait pu s’arrêter là. Mais Vincent, mon compagnon d’alors, si bien qu’un couple de médecins hollandais dans le complexe de leur hôpital. Presque 19 ans plus tard, je rebois un thé sou la même minuscule arcade du souk de Jeblah. La photo de son propriétaire hélas mort il y a un an, reste suspendue au mur. Son fils, touché par mon souvenir, nous invite à partager son repas. Le pays était alors divisé entre le Nord et le Sud; tous les hommes portaient une kalachnikov sur l’épaule et leur traditionnelles jambia (ndla: prononcer « djambia ». Large couteau recourbé glissé à hauteur de nombril dans un fourreau et porté à la ceinture à hauteur de nombril. La jambia indique la tribu d’origine de chaque Yéménite.

L’absence de trafic et le faible tourisme rendaient ce pays très attractif pour un voyageur à vélo. Aujourd’hui, des postes de contrôle aménagés obligent à déposer ses armes personnelles à l’entrée des localités, mais certaines tribus du nord, opposées au pouvoir, les conservent encore malgré tout.

CHAUFFEURS EN FURIE Un flot de véhicules conduits à la sauvage nous dépassent à tombeau ouvert arborant en nombre des portraits du président et du Sheikh Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah chiite au Liban. Dos d’ânes, virages à angle mort, épingles à cheveux d’un col, la joue gonflée de khat, le Yéménite au volant se croît maître de son destin. Rien n’entrave son sentiment de grandeur, surtout pas cette voiture de police qui nous escortera un jour pendant six kilomètres, conspuée et dépassée à droite comme à gauche par des chauffeurs en furie, klaxons enfoncés. Dès qu’un jeune Yéménite atteint la pédale de l’accélérateur, son père lui achète un permis de conduire!

L’INTOUCHABLE IMAM Sur les crêtes des montagnes plissées, de hauts murs de torchis, de briques ou de pierres s’lèvent sur des nids d’aigle et percent le ciel bleu profond. Inexpugnables. Les Yéménites sont des bâtisseurs-nés. Jusqu’à sa mort en 1962, l’intouchable imam Ahmed, alcoolique et morphinomane, régnait sans partage sur cette terre, plus puritain que Calvin à l’égard de son peuple séquestré dans une pauvreté et une ignorance totales. « Garde ton chien affamé, il te suivra » dit le proverbe.

70% D’ILLETREES Le Yémen, unifié en 1990, garde encore des séquelles de ses guerres civiles de sa réclusion solitaire. Le pays de la reine de Saba, en marge de la péninsule Arabique, revient de loin. Dans sa récente et brusque ouverture au monde, se fracassent valeurs ancestrales et modernité occidentale. Durant les trois dernière décennies, on a construit au Yémen 12000 écoles contre 72 mosquées (Yemeni Observer, novembre 2006)… Le recensement 2006 étant inexistant, on estime tout de même que 70% des femmes sont illetrées.

AU-DELA DES RUMEURS Nous grimpons comme une vis d’archimède au sommet d’une tour de six étages pour embrasser de son toit plat l’extraordinaire Vielle ville de Sana’a (ndla: inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, restaurée avec des moyens traditionnels du plus bel effet). Une fine lumière filtre à travers les vitraux du mafraj, la pièce où le propriétaire reçoit ses invités, littéralement « le lieu pour dissiper la tristesse ». Là-haut – comment encore en douter? – la verticalité porte à l’élévation, une oasis au-delà de la ville moderne…

Le 28 novembre, nous avons coupé le fil rouge de notre voyage et nous nous sommes envolés pour Mumbay, Inde. Cap à l’est.

Claude Marthaler, Sana’a, Yémen, le 21 novembre 2006, km 15962 in La Liberté, le 7 décembre 2006