Carnet de route Afrique-Asie #39: Aden, cinq villes en une

Publié le 17/07/2023

CARNET DE ROUTE #39 – De Djibouti au Yémen sur un boutre avant de découvrir Aden enchâssé dans un relief volcanique qui tombe à pic dans la mer.

Je parviens essoufflé au port de Djibouti où m’attend Nathalie inquiète. « Quand part le boutre pour le Yémen? » « Demain, Incha’Allah! » nous répond le planton de service qui marine dans un bain d’inertie, pieds en éventail sur son bureau de la police d’immigration du port. Yeux rouges et vitreux, joue boursouflée en demi-lune, la main jamais loin de sa botte de khat, l’homme tient tout d’une épave, mais il a raison (le capitaine du bateau nous le confirmera): aujourd’hui, pas de navire en partance! Un, deux, plusieurs: aujourd’hui, demain, si dieu le veut: c’est ainsi que marche une partie du monde.

Le lendemain vers 15h, au paroxysme des effets du khat, son collègue nous renvoie aux calendes grecques: « Revenez demain! » « Et le bateau juste derrière, il part pour Aden, non? » « Ah, oui », lambine-t-il avant de rétorquer sèchement: « Donnez-moi vos passeports! »

A BORD Des dockers, le dos courbé, chargent le boutre de centaines de sacs de grains de courge en provenance d’Ethiopie. Comme toute logique africaine, le bateau part quand il est plein. Au coucher du soleil, nos vélos sont chargés. Les policiers montent brièvement à bord, dopés par leur session de khat qui s’achève. Le boutre s’enfonce sans peine dans la nuit d’encre en s’éloignant de l’Afrique. Il fraye son sillage dans la mer huileuse, en direction de Bab-el-Mandeb, la porte des larmes. Je saisis alors la pleine signification du mot « Ayn » qui veut dire en arabe à la fois l’oeil et le regard. Cette fois, j’y crois: « La première chose qu’a créée Dieu, c’est le voyage. » (ndla: Séferi, poète ottoman du XVIIème siècle).

L’USS COLE Au matin, le soleil nous dévoile l’étendue de la mer d’Arabie puis bien plus tard, le goulet d’étranglement de la mer Rouge. D’abord à peine perceptible, une barque de pêcheurs au moteur puissant s’approche de notre « coquille de noix » et balance un poulpe et deux daurades par dessus bord. Un des marins aux bras noueux leur lance en échange quelques bouteilles d’eau douce. La vie s’organise à bord, rude et conviviale, entres hommes de la mer, mais d’origines aussi diverse que le Pakistan, le Yémen, le Kenya ou la Tanzanie. Plats de foul, galettes de pain, thé: nous sommes aux petits soins. « Faites-vous un tour du monde à vélo? » s’enquièrent-ils? « Qui sait? Seul le voyage y répondra. » 17 heures plus tard, notre boutre s’achemine entre deux collines de roches acérées, dans le port d’Aden, là où Al-Quaïda fit sauter l’USS Cole le 12 octobre 2000.

« JAMES BOND » Une vedette s’approche. Un Yéménite ventripotent vêtu d’un blanc immaculé accompagné par son fils, sa réplique miniature, qu’il nous présente comme « James Bond », nous réclame abusivement 2000 rials (ndla: 1000 rials yéménites (YER) valent environ sept francs suisses) pour notre débarquement. Le douanier, lui, voudrait que je contribue à financer sa botte de khat. Mais il commet une bourde: « Aide-moi, juste un petit bakchich, nous sommes des amis. » « Puisque nous sommes des amis, ne parlons pas d’argent! » Un sourire complice sur le visage de son collègue qui apprécie ma répartie et me lève le pouce.

ÇA BROUTE Si la mer d’Arabie sépare l’Afrique et l’Asie, on broute aussi passionnément sur ses deux rives – un tiers de l’économie yéménite passerait entre les dents de sa population (21,5 millions d’habitants)… principalement masculine! Une femme en burqa porte le thé à ces messieurs puis se retire comme une ombre. Le gros me glisse:  » Une poupée Ninja ». James Bond, aux côté de son père joue de la perforeuse comme un enfant-roi.

ADEN Cinq villes en une enchâssées dans une relief volcanique qui tombe à pic dans la mer: voici Aden. En gravissant l’une des collines escarpées qui ceinturent le quartier du « cratère », on découvre le fort qui témoigne encore des occupations ottomanes (1538-1636 et 1850-1918). Des traces de canons rappellent, elles, l’occupation anglaise qui à partir de 1869 constitua son hinterland autour du port d’Aden – et devient, dès 1970, la République démocratique du Yémen, soutenue par la défunte URSS. Son souk grouillant, saturé de décibels, nous plonge irrémédiablement dans cette Asie frénétique qui bannit silence et intimité.

EN ROUTE Nous mettons pied à l’étrier à l’heure où l’odeur de la première fournée de pain s’échappe des triporteurs à pédales qui sillonnent les rues d’Aden. Un vent de poussière chasse des sacs en plastique ayant servi au transport de liasses de billets de banques ou de khat. Enroulés dans des couvertures, des corps humains se lovent dans des ombres profondes comme des cernes. Aden n’en finit pas de s’étendre sans qu’on ne puisse jamais en saisir ses limites.

500 KM DE PORTRAITS Plein nord, une digue infinie traverse la mer caressée par les rayons naissants du soleil. A un checkpoint, le chef en personne nous arrête pour nous servir thé et eau minérale. Nous voici assis sur des blocs de béton, face à face avec un portrait géant du président Ali Abdullah Saleh (ndla: président depuis 1990, réélu en 2006) devant une carte de la péninsule Arabique. Son omniprésence – des portraits tapissent la route et les maison sur 500 km! » – est révélatrice, aussi inquiétante que cet homme édenté tenant un morceau de pare-brise de voiture en me demandant le plus naturellement du monde: « Donne-moi de l’argent et j’en mange un morceau! »

LES CHEVILLES DE L’EUNUQUE Plus loin, des adolescents, juchées sur des motos pétaradantes aux selles couvertes d’une peau de mouton passent et repassent devant nous pour dévisager Nathalie, pourtant couverte de la tête aux pieds. Ils sont fascinés par… ses chevilles qui dépassent à chaque remontée de pédale! Leurs hauts-parleurs tonitruants fixés au guidon graillent des sourates chantées. Parfois, ils se moquent d’elle en imitant un voix aigüe d’un eunuque!

Claude Marthaler, Sana’a, le 21 novembre 2006 Yémen, km 15962, in La Liberté, le 6 décembre 2006