Carnet de route Afrique-Asie #38: Quand Djibouti fut colonisé

Publié le 10/07/2023

CARNET DE ROUTE #38 – Rien ne présageait du destin hautement stratégique de la terre des Afars et des Issas. Jusqu’au jour où fut inauguré le canal de Suez.

Chaque jour,l’avion de qat (ndlr: arbuste dont les feuilles sont utilisées comme masticatoire) en provenance d’Ethiopie est fermement attendu. Le matin même – distribution d’une rare efficacité – le qat est vendu aux quatre coins de la ville aux matrones affaissées au-devant de tables où cette plante, originaire du Yémen, est recouverte d’un sac de jute humidifié. Lorsque le soleil tranchant comme des tessons de bouteille s’abat sur la ville, tout Djibouti est sous l’emprise du qat.

« MABRAZE » C’est l’heure du « mabraze »: on s’accoude au trottoir ou contre les stores baissés des échoppes, à à brouter comme comme moutons affamés en scellant une amitié et régler les litiges et affaires courantes dans ce pays si petit que son nom se confond avec celui de sa capitale. Les « choufs » (gardiens) des propriétés cossues, des militaires français ou des riches djiboutiens, s’étirent sur leurs nattes, transistor allumé, jusqu’au soleil couchant.. Comme l’écrit Abdoulahram A Waberi (in Le Pays sans ombre, Ed. du Serpent à plumes, 1994), « dans un monde à la dérive, les hommes s’agrippent à la chose la plus fragile qu’il soit: les brindilles d’un arbuste éthiopien. (…) Le khat, c’est le poison et son antidote, autrement dit l’incarcération perpétuelle ».

ARMADA DE JOURNALIERS Mais Djibouti s’active et comment! Une armada de journaliers repeint le bord des trottoirs de noir et de blanc, taille les buissons de l’assemblée nationale, ressuscite d’inutiles giratoires ou bouche les trous béants qui faisaient apparaître des canalisations rouillées. L’enceinte du palais présidentiel fait peau neuve et abrite désormais sa garde rapprochée sur une terre grignotée par la mer. « La propreté est notre fierté », annonce pompeusement un panneau géant à un jet de pierres du littoral jonchés de détritus. Cette opération cosmétique étonne dans cette léthargie et paraît suspecte dans cet Etat où l’on nous quémande sans cesse de l’argent. Le 6 novembre s’ouvrira le Sommet du Comesa (ndla: Marché commun d’Afrique orientale et australe regroupant vingt Etats et 385 millions d’habitants) où l’on compare déjà triomphalement l’essor futur du port de Djibouti à celui de Dubai ou de Hong Kong.

CANAL DE SUEZ Rien ne présageait le destin hautement stratégique de la terre des Afars et des Issas, rêche et brûlée, giflée de vent, nomadisée depuis la nuit des temps par des tribus qui tournaient le dos à la mer. Rien jusqu’en 1869, année de l’inauguration du canal de Suez, ouvrant une voie fluviale aux navires entre Londres et Bombay sans devoir contourner l’Afrique. Dès lors, le continent africain fur dépossédé de son importance et Djibouti colonisé.

FAMINES ARTIFICIELLES Voyager, c’est assouvir sa curiosité en découvrant de nouveaux territoires, épouser le relief sans toutefois jamais le conquérir, emprunter les yeux de l’autre. De tous points de vue, la terre tourne – pourvu qu’on l’écoute. Ainsi, un lucide mâcheur de qat nous confie-t-il: « Vu d’ici, l’Ethiopie apparaît comme un jardin, une terre bénie des dieux. Depuis toujours, fruits et légumes sur les étals de nos marchés proviennent des ses contreforts. Depuis le concert de Bob Geldof (Band Aid, 1984), des camions transitent dans l’autre sens, portant l’aide internationale pour secourir leurs famines artificielles. Les Ethiopiens, eux, nous perçoivent comme des petits Américains car notre franc djiboutien, trop élevé, est indexé sur le dollar américain. Mais en réalité, notre gouvernement tue aussi la classe moyenne. Quant aux habitants du bidonville de Balbala en lisière de Djibouti, ils peinent à remplir leurs estomacs et les riches se font du souci pour leur argent… »

SOUS-MARINIERS A la table voisine, des sous-mariniers français, très discrets sur leurs activités, se régalent de poulpes. Ils parcourent le fond de la mer Rouge et passent quelefois cinq semaines en effectuant l’équivalent d’un tour de planète, sans voir ni le soleil, ni aucun poisson! Notre périple mû par la force musculaire, lent et terrestre, s’inscrit à l’opposé de leur mission d’espionnage propulsée par par l’énergie nucléaire. La forte présence militaire étrangère me choque, ce à quoi ils nous rétorquent: « Nous louons un terrain alors que les Américains achètent comptant pour une période de 99 ans et créent la surenchère en inondant le marché. Tôt ou tard, l’armée française se verra contrainte de quitter Djibouti. La superpuissance contrôlera les deux embouchures du canal (Port Saïd et Bab-el-Mandeb), imposera sa souveraineté absolue sur l’abreuvoir énergétique de l’Europe et vassaliser les pays limitrophes!… » (Post-scriptum/ndla: Rebattant les cartes, la Chine y inaugurera en 2017 une gigantesque base militaire).

BERETS ROUGES On imagine mal un voyageur au long cours gagné par le stress. Et pourtant, parfois, il arrive que… Midi, nous quittons Djibouti, le bateau pour le Yémen nous attend. Tout à coup des militaires de la garde présidentielle, les fameux « bérets rouges », bardés d’AK47 et de munitions stoppent nerveusement le trafic. Leur chef s’époumone au sifflet. Chauffeurs de taxis et camionneurs s’immobilisent d’un seul homme devant le passage imminent des grotesques « bandits » comme on les appelle au travers à travers toute l’Afrique. Mes chances d’atteindre à temps le consulat yéménite pour y retirer nos visas s’amoindrissent à chaque minute.

Sirènes hurlantes, gyrophares, clignotants et motos annoncent prématurément le bref passage de véhicules aux vitres fumées et sans plaques d’immatriculation. Roulant sur l’or, le président de la ligue arabe, des ministres djiboutiens suivis du président lui-même dans une voiture blindée… offerte par les Américains.

MONSIEUR LE CONSUL Puis, le chaos habituel reprend ses droites et me donne enfin une chance minime de parvenir à l’ambassade. A ma troisième visite, je connais le chemin par coeur, mais cette fois-ci le boutre pour le Yémen part dans quelques heures. En nage, je me retrouve in extremis nez à nez avec Monsieur le consul qui s’apprête à quitter les lieux. Quittte ou double. Je plaide l’urgence pour nos visas payés et promis deux fois déjà en jouant sur sa parole: l’honneur, duquel aucun Yéménite ne peut se détourner. Oui, un pays commence véritablement au seuil de son consulat et rien n’interdit d’y flairer déjà la manière de vivre de ses habitants…

Le petit homme rondouillard s’en retourne sans un mot ni un regard à son bureau avant d’extraire miraculeusement nos documents d’une montagne de dossier en équilibre incertain. Il note avec soin une à une les informations de nos passeports et relève la tête en me pointant le « th » de « Marthaler », me demande sérieusement: « Etes-vous Anglais? ». Une affiche jaunie de l’office du tourisme yéménite du tourisme qui proclame: « Be ready to be astound! » (Soyez prêts à être étonnés) semble me faire un clin d’oeil. Fataliste, j’étais prêt à penser « Et si nous ne devions pas partir aujourd’hui? » – comme si un ange gardien nous préservait d’un naufrage à venir.

Claude Marthaler, Sana’a, Yémen, le 21 novembre 2006, km 15962 in La Liberté, 2 décembre 2006