Carnet de route Afrique-Asie #37: Deux clandestins, deux bêtes affamées

Publié le 27/06/2023

CARNET DE ROUTE (37) – De nombreux Ethiopiens passent par Djibouti pour rejoindre l’Arabie saoudite dans l’espoir de trouver du travail au noir, à tout prix.

Lorsqu’on passe une frontière, on explore un territoire inconnu, au sens anglophone du terme: sans prétention, avec cette curiosité qui en géographie est un excellent défaut. Manque de nourriture, grosse chaleur, vent contraire: tout concourt à agrandir ce territoire exsangue de 23700 km carrés qu’est Djibouti et qui ressemble à un « tas de cailloux ».

DES COURAGEUX Nous faisons halte à Dikhil dans la cour d’un restaurant. En apercevant nos vélos lourdement chargés, un Djiboutien s’écrie: « Mais pourquoi cherchez-vous le malheur? A vélo depuis la France? Vous êtes bien courageux. » M’observant faire la lessive, une fillette me pointe du doigt et glisse à Nathalie: « Ce n’est pas comme en Somalie! Là-bas, ce sont les femmes qui font tout, les hommes, eux, font la sieste! » « Et à Djibouti? » « C’est pareil! ».

Un groupe d’étudiants, penché sur notre carte de Djibouti, entame une discussion qui nous mène de Zidane à la politique du pays. Je les questionne: « Combien d’enfants aimerais-tu? » « Deux ou trois si je deviens fonctionnaire, trois à l’infini si je deviens ministre! », s’exprime le plus loquace. Son ami déplore le fait que « lorsqu’un Djiboutien revient formé de l’étranger et cherche du travail, on ne lui demande jamais ses qualifications, mais toujours quelle est sa tribu!… Notre président, Ismaël Omar Guelleh, est le plus riche président d’Afrique 2006, nous l’avons appris dans l’émission « Questions pour un champion! » renchérit-il.

ARMEE FRANCAISE Nos roues frayent le grand Barra, une plaine de latérite fouettée de vent sous un ballet de nuages échevelés. Soudain un char d’assaut camouflé nous pointe son canon, caché derrière un acacia. Second arbre, second tank. Troisième arbre, troisième tank. Le ronronnement d’un hélicoptère crisse dans le ciel puis la machine se pose. Des véhicules blindés l’encerclent aussitôt. L’armée française effectue ses grands manoeuvres…

Plus loin, des Afars vendent du lait de chèvre dans des bouteilles en PET. Tenant dans ses bras un cabri, un nomade en tee-shirt à l’effigie d’Oussama Ben Laden, s’exclame: « 2000 francs et il est à toi. Je te le dépèce et tu le glisses dans tes sacoches! » (ndla:1000 francs djiboutiens (fdj) = 7, 50 chf). Je réalise combien il faut être dur et fin comme une épine d’acacia pour résister et se fondre réellement à ce rude climat. Les Afars vivent depuis la nuit des temps sous des sortes de maisons géodésiques, les « boudas », constituées de branches assemblées en arceaux flexibles et recouverts de nattes de palmier doum, de jute, de bâches en plastique qu’ils transportent sur leurs chameaux au tournant des saisons.

« BROUTER » Ali, chef d’un poste de gendarmerie à la croisée de la route pour Djibouti et Tadjoura rassemble ses hommes à la rupture du jeûne. Nous partageons sur des nattes leur repas frugal fait de dattes, d’oranges et de « somosas ». « Vous viendrez brouter avec nous, pour que votre expérience de Djibouti reste inoubliable? » « Brouter? » « Oui, du quat! » On se retrouve aussitôt dans le minuscule poste de garde à pratiquer le sport national djiboutien: quater!… Jusqu’à minuit! Les pupilles dilatées, la bouche verdâtre, nous ne parvenons pas à trouver le sommeil, malgré la fatigue physique.

MOINS 157 METRES Un bras de la mer d’Arabie s’engouffre dans une déchirure du Rift donnant naissance au golf d’Aden, au golf de Tdjoura puis au Ghoubbet-el-Kharab (le gouffre des démons) et finalement au lac Assal (moins 157 m), le point le plus bas du continent. La géographie s’offre à nous à terre ouverte. La route s’enfonce dans cet univers minéral de bout du monde cravaché par le vent. Le lac Assal, véritable mer en formation, connaît les marées au travers de résurgences. Bordé d’un écrin blanc scintillant, il fut exploité pour son sel par une compagnie éthiopienne. Mais aujourd’hui, le vent qui siffle lui confère un état d’abandon et de haute solitude. Une chaleur de four (46 degrés), une lumière aveuglante et un air corrosif portent l’affliction de ce lieu inhumain, appelé « la banquise » par les Djiboutiens. Les Afars le nomment « le jardin » car ils mènent encore des caravanes de dromadaires chargés de sel vers les hauts plateaux d’Ethiopie.

SENSATION DE RENAITRE A l’ombre d’un rocher, Nathalie cuit notre dernière réserve de polenta, bien vite recouverte de sable. Je m’escrime à retirer de mon pneu crevé une infime aiguille d’acacia à l’aide de pinces. En fin d’après-midi nous quittons ce lieu à la beauté austère et oppressante. La tempête fait rage dans cette dépression cerclée de montagnes sombres o`le magma invisible bouillonne et façonne la planète à chaque instant. Le vent nous baratte et , poussant nos vélos envers et contre toute vers la surface de la terre, nous avons la sensation de renaître forgés comme deux bipèdes vacillant encore sur les jambes, à l’aube du monde.

La nuit tombe au niveau de la mer, accentuant ce sentiment quasi-mystique, mais la fatigue nous rappelle à la réalité de cette montagne paradoxalement profonde qu’est parfois la terre mère. Une relative fraîcheur nous hissera pour la nuit jusqu’à 130 m. Le lendemain, nous traversons un village écrasé de soleil, mort-né de l’exploitation du sel. La stricte observance du ramadan amène une léthargie obstinée chez les survivants de ce lieu égaré.

TERRE STERILE Plus haut, le serveur d’une gargote à qui nous racontons notre surprise de voir l’armée français en action nous confirme que les « broussards » (les provinciaux) ont un bon contact avec nous; ils mangent d’ailleurs régulièrement ici. » « Et les Américains? » « Ils ne viennent jamais car ils ont peur qu’une bombe n’explose sous leur table! (rires) Mais à Djibouti, il n’y a en réalité qu’un seul problème: le quat, pas le terrorisme! »

Cet étudiant qui « aimerait devenir médecin ou pilote » en est réduit faute de moyens, à dépoussiérer des boîtes de conserve de petits pois d’Arabie saoudite, des biscuits de Syrie ou du Yémen et des bouteilles d’eau des Emirats arabes. Car si Djibouti vivait autrefois du trafic d’armes, sa terre stérile où le vent se déchaîne en permanence, ne produit toujours rien.

DEUX AFFAMES Le noir bitume chauffé à blanc dès le lever du soleil, grave quelques lacets dans ce paysage inerte sans âme qui vive. « L’île du diable », ronde et chauve comme une habitation traditionnelle afar, émerge du « gouffre des démons ». Tout à coup, deux jeunes Ethiopiens surgissent de nulle part avec pour seul bagage une bouteille d’eau. Ils s’approchent et nous saluent humblement. La fatigue et la faim taraudent leurs faces. Le visage de l’aîné est fissuré d’inquiétude comme la faille entre l’Afrique et l’Eurasie juste en contrebas. Nathalie extrait de suite deux paquets de biscuits qu’ils dévorent telles deux bêtes affamées. Elle s’apprête m^me à leur cuisiner des spaghettis. « Où sommes-nous? Djibouti, c’est par où? nous demandent-ils l’air complètement perdu. Ma carte leur sera d’aucun secours puisqu’ils n’en ont jamais vue. En connaissance de cause, elle leur demande: « Où allez-vous, en Arabie saoudite? » « Oui » répondent-ils de concert, pris de court par cette question si directe.

Une voiture passe puis s’arrête. Les voici qui titubent en atteignant ce véhicule providentiel, puis ils s’engouffrent dans le pick-up où le chauffeur compatissant leur tend déjà du pain. On ne les reverra plus, mais leur apparition furtive réveille en nous le sentiment affligeant de l’injustice et des souvenirs amers du désert libyen.

LES CLANDESTINS Alem, un Ethiopien rencontré peu avant la frontière, a fait le voyage: « J’ai travaillé un an et demi illégalement en Arabie saoudite pour la somme de 190 birrs par jour, soit 600 dollars par mois. Les Yéménites sont très hospitaliers, mais les Saoudiens arrogants. Afin de passer pour un musulman, j’ai pris soin de ceinturer avec un turban mon front tatoué d’une croix chrétienne. » La veille encore, le serveur nous l’avait dit: « parfois 300 à 500 clandestins éthiopiens passent aupied du volcan Asdoukôba, rejoignant la ville côtière d’Obock en cinq à six jours de marche, puis le Yémen en boutre et l’Arabie saoudite par tous les moyens pour y chercher un travail au noir. »

Eux marchent pour s’en sortir, nous, nés sur la bonne plaque tectonique, pédalons par choix. Le prétendu « clash » des civilisations » n’est pas religieux, il est économique. Ces inconnus, en marche pour la « terre promise », pas la terre sainte de l’islam, mais bien celle de l’or noir – de désespoir, jettent leur vie sur la route.

Claude Marthaler, Djibouti, le 28 octobre 2006, km 15356 in La Liberté, le 9 novembre 2006