Carnet de route Afrique-Asie #36: Un monde de sel et de soufre

Publié le 27/06/2023

CARNET DE ROUTE (36) – C’est un monde qui évoque la vision de l’enfer pour Claude Marthaler qui a quitté Addis-Abeba pour rejoindre Djibouti

Au moment de partir, on met le voyageur en garde contre « les bandits de grands chemins », mais on oublie les risques bien plus triviaux qui parfois le guettent. Ainsi, pour le soin d’une banale carie, un dentiste d’Addis-Abeba plante maladroitement son aiguille et métamorphose ma face d’un généreux « oeil au beurre noir ». Le monde alors perd son panache, car il se rétrécit jusqu’à se restreindre à cette portion congrue: soi-même. Nous quittons donc Addis-Abeba, la pluvieuse capitale de l’Ethiopie, cap à l’est, avec la sensation diffuse d’y être resté trop longtemps.

ENFANTS ET RAPACES La confusion urbaine, suturée de ronronnements de moteurs et de rejets de diesel, débouche enfin sur un « pays-jardin » plus serein, racheté de champs d’orge, de tef et de blé. Au sortir de la saison de pluies, l’Ethiopie est verdoyante et au plus généreuse de ses formes. Un vent chaud en provenance des plaines de l’Afar agite les eucalyptus. A ses faubourgs, une série de boucheries de plein air alignent chèvres, moutons et vaches dépecés. Une myriade de rapaces piquent sur les abats alentour et le bitume veiné de filets de sang.

Des enfants chassent ces carnassiers qui osent les priver de leur gamelle et jettent les os sanguinolents sur leurs brouettes rudimentaires. Une voiture surmontée de hauts-parleurs grésillants rameute d’éventuels spectateurs pour son unique cinéma.

UN COL A 3250 M Puis les rumeurs citadines se meurent: la « nationale une » s’abandonne jusqu’au col du Tanaber (3250 m), légère et sans entrave. A l’orient, le plateau entaillé, plonge dans une profondeur abyssale noyée de brume. Enfin, un tunnel construit par les Italiens il y a un demi-siècle, perfore une ultime fois le pays des une et mille montagnes. La route dégringole alors de 2000 m de dénivelé. Le paysage, inexorablement, se peuple d’acacias, de bananiers, de dora en fleurs (une variété de maïs) dont les chameaux transportent les tiges qui serviront de combustible.

Un prêtre orthodoxe, vêtu d’une toge cousue d’or, attire les automobilistes en récitant des prières… au mégaphone! un enfant de coeur porte à bout de bras un plateau jusqu’à la fenêtre d’une cabine de camion. Le chauffeur attrape un morceau de pain, avale un verre d’eau bénite ou de lait, embrasse un fois la croix et jette des piécettes dans un parapluie retourné pour l’occasion comme un entonnoir.

VOYAGE INUTILE Un cycliste qui a savonné son vélo jusqu’aux pneus nous accompagne sur 27 km. Il peine sur son cadre Phoenix encore emballé dans du papier à bulles et pour cause: depuis deux semaines il observe le ramadan. Il s’enquiert de notre destination et de notre « mission ». Djibouti lui paraît inaccessible. « Votre voyage es inutile! », s’exclame-t-il, puis ajoute ému: « I loved you to have this quick time together! » en redressant son guidon vers Degan, son village.

Hier encore, les places de marché de Kombolcha et de Bati ressemblaient à un squelette de ville, à une charpente sans toit, comme à l’issue d’une guerre ou le passage d’un ouragan. Poumon de l’économie locale, ces marchés se tiennent une fois par semaine et rallient les Afars et les Somalis du désert comme les Amharas et les Tigréens des hauts plateaux. Une économie au centime près se déploie faite de petits riens mis bout à bout. Au marché à bestiaux, exclusivement masculin, les Afars au torse nu, droit et fin, à la tignasse crépue piquée d’un peigne, vont l’allure leste et androgyne. Un nomade tente de saisir un jeune chameau qui refuse de se soumettre, la bave en bouche. Un autre lui tire la queue, un troisième, d’un geste vif, l’attrape à la mâchoire inférieure. Venu à la rescousse, un quatrième lui relève les naseaux. Vaincue, la bête à bosse s’immobilise.

40 DEGRES Une lune rousse décroissante glisse dans le ciel. Désormais, chaque matin, nous partons une bonne heure avant le lever du soleil. Nous quittons Bati au premier appel du muezzin et n’imaginons pas que le vent de face qui ponce la savane ne retombera pas avant… Djibouti! Irisée par le soleil levant, une troupe de baboins s’éclipse et des troupeaux de moutons ondulent sur la pieiraille.

Passà 9 h 30 du matin, la température approche des 40 degrés et jaunit l’air ourd et poussièreux. Le paysage brûlé de soleil paraît inconsolable et résigné. De minuscules acacias succombent aux coulées de basalte; le minéral étouffe le végétal, les sables engloutissent les rivières intermittentes. Nathalie suffoque et souffre de crampes au ventre.

DANS LE MILLE C’est avec un certain soulagement que nous atteignons le village de Mille où la patronne d’un hôtel de passes nous ouvre les bras. Après un douche revigorante où je surprend la maquerelle m’épier sans vergogne à travers la fenêtre, trois solides matrones entrent en action, s’emparent de notre linge et le tapent!

« L’Ethiopie est amour! » lance la maîtresse des lieux. Village transit qui dégage déjà un furtive atmosphère de frontière. A l’image du Coca-Cola dont le réseau de distribution mondial est exemplaire, le qat y parvient par cargaison, soigneusement ficelé dans des feuilles de bananes, alors que fruits et légumes manquent.

CHALEUR ET QAT Chaleur et qat font bon ménage: les clients couvrent amoureusement leurs bouquets d’un linge mouillé et mâchouillent en vieux habitués, en attendant la fraîcheur de la nuit. Un générateur alimente alors une télévision, assidûment suivie, comme le rendez-vous de la journée à ne pas manquer. La musique humanise de désert; les « bar girls » troquent leurs « pyjamas » pour une paire de jeans et un tee-shirt moulants. L’une d’elle pelote les seins de Nathalie en lui réclamant un soutien-gorge! « J’ai les seins qui tombent! » se plaint-elle.

Des murs de palmes tressées laissent passer l’air mais filtrent la lumière. Fourbus, nous nous étendons sur des charpis (lits de corde). Alentour, des marabouts aux épaules renfrognées prennent des allures de croque-morts en dévorant les pattes de chèvres que le cuistot leur balance.

« LUCY » Désolation, abandon, léthargie: Diciotto, un bled de tôles rouillées ressemble aux nombreuses cités minières de l’Altiplano: ni hostiles, ni avenantes, mais d’une pauvreté endémique. Nous surprenons ses habitants encore endormis, enroulés dans des châles au devant de leurs bicoques.

L’horizon s’évapore dans un univers lunaire de lacs salés au climat terriblement inhospitalier. J’évoque à Nathalie ce monde de sel et de soufre comme ma vision de l’enfer, mais pour elle qui subit la chaleur, pédaler dans ce décor apocalyptique est véritablement l’enfer. Quelle ne fut pas la stupeur d’un groupe d’archéologues américains qui à 80 km d’ici découvrirent en 1974 notre mère à tous… née il y a 35 millions d’années. Ayant coutume d’écouter sur leur chantier « Lucy in the Sky with Diamonds (LSD) des Beatles, ils la nommèrent tout simplement… « Lucy ».

FRONTIERE Une cahute de paille, un registre, deux employés: le poste de douane éthiopien se présente aussi modestement que celui d’entrée depuis le Soudan il y a déjà plus de quatre mois. J’ai fini par m’attacher à l’Abyssinie, à ses habitants à la fois fiers et timides.

Dans un no man’s land de 5 km, un panneau rouillé « Frontière » apparaît de profil. Au pied d’un fortin délabré, un douanier en débardeur, une casquette blanche de cabine de navire vissée sur le crâne et la bouche verdâtre encombrée de qat, peine à articuler: « Parlez-vous français? » « Pardon? » Sur une tourelle, un militaire balance ses jambes, un sac de plastique qui pendouille: du qat!

BIENVENUE A DJIBOUTI L’employé inscrit les données de nos passeports aussi méticuleusement qu’il stocke son qat dans sa joue de hamster, puis nous souhaite « Bienvenue à Djibouti! » La nuit tombe sur la pellicule de sel qui recouvre le sol. Seuls quelques palmiers nains se regroupent ici ou là pour résister à ce terrain ingrat. Le vent mugit. La voie lactée e découpe comme de la poussière d’ange.

Je dors nu comme un vers quand Nathalie me rappelle avec humour une citation de Wilfried Thesiger, le célèbre explorateur, selon laquelle les Afars du Danakil ont coutume de trancher les testicules de leurs ennemis…

Claude Marthaler, Djibouti, le 28 octobre 2006, km 15356 in La Liberté, 4.11.2006