Carnet de route Afrique-Asie #34: Rencontre avec Gebreselassie

Publié le 04/06/2023

CARNET DE ROUTE (34) – Les Ethiopiens ont la course à pied dans la peau. Regard sur son pays par Haile Gebreselassie, le champion qui n’en finit pas de battre les records.

Dans les rues d’Addis-Abeba, un fou à moitié nu ramasse des mégos de cigarettes et résiste à la en mâchant du qat. Un autre dort sur l’ultime retranchement urbain (le muret qui sépare les deux voies de la route), dilapidé d’espoir, rongé par la fumée âcre du diesel, noyé dans le trafic intempestif. Un troisième, couché à terre, exhibe son énorme jambe, victime de l’éléphantiasis.

CRUELLE REALITE Aux feux rouges, des visages implorants d’infirmes ou d’aveugles guidés remontent les files de véhicules et se collent à leurs vitres. Des vagabonds se terrent sous les arrêts d’autobus, le corps ramassé en chien de fusil., ou sous des bâches tendues en diagonale contre un mur d’église. Imaginez: le ventre creux, 2400 mètres d’altitude, des nuits froides et pluvieuses. Pour les Ethiopiens, cette cruelle réalité procède de l’ordinaire. Toutefois, ils restent solidaires: beaucoup donnent ce qu’ils peuvent aux mendiants.

L’Ethiopie nous force quotidiennement à voir une réalité crue. Dans ce pays, la mendicité existe à tous les niveaux: l’Eglise tend la main, l’Etat corrompu use de la pauvreté comme argument de vente et on nous demande sans cesse « Give me! » On ne peut éluder la détresse criante des mendiants, tant la douleur semble disproportionnée face à un éventuel remède.

DANS LA PEAU Les Ethiopiens ont la course à pied dans la peau. En campagne, les enfants aux jambes filiformes nous accompagnent parfois sur 10 kilomètres sans faiblir, avec le style assuré de leurs nombreux champions. Sur Meskel Square, l’immense place vide de la capitale créée autemps du Derg pour ses discours politiques destinés à « éduquer les masses », on rencontre chaque jour des jeunes qui s’entraînent.

« Il y a tout juste 16 ans, nous étions une petite poignée de coureurs. Si tu y passes aujourd’hui, des centaines de jeunes s’y entraînent » nous dit celui qui nous reçoit chaleureusement en training, au 8ème étage de son immeuble. Il nous fait porter une tasse de thé. C’est Haile Gebreselassie.

UN « CRAZY » D’entrée, nous le ressentons humble, affable et modeste. Comme je lui dit combien le visage des enfants qui courent à nos côtés s’illumine à l’énoncé de son nom, ses yeux pétillent, mais lorsqu’il entend qu’ils nous jettent parfois des pierres, il s’attriste et s’excuse. Il s’intéresse diablement à notre voyage et me prend pour un « crazy » d’avoir traversé le désert soudanais. Le voyage représente pour lui une corvée. Il rit de savoir qu’en Libye, le pétrole coûte moins cher que l’eau, d’autant que le prix du litre d’essence vient de faire un bond de 25% en Ethiopie.

Lorsque je poursuis par  » Mon rêve d’enfant était de réaliser un tour du monde à vélo », ses yeux s’illuminent à nouveau. Son franc sourire émerge alors du plus profond de lui-même.

Issu d’une famille de paysans pauvres, il se rappelle avoir saisi les deux piles de sa lampe de poche pour les placer dans son transistor calé à l’oreille puis se cacher dans les champs pour vivre en direct la victoire de son idole Miruts Yifter qui remporta la médaille d’or du 10’000 mètres aux Jeux olympiques de Moscou en 1980.

Il n’a alors que 7 ans. Chaque jours, il court pieds nus les 10 kilomètres qui le séparent de l’école, le bras replié pour tenir son cahier, une position corporelle qu’il conservera au début de sa carrière. De retour à son village sans eau ni électricité, il aide son père aux champs ou se rend avec sa mère remplir des jerrycans dans une rivière à trois kilomètres de distance. Si les dix enfants de la famille connurent l’école, c’est grâce à la maman, se souvient-il ému. C’est ainsi que, sans le savoir, il forgera son endurance devenue légendaire. La passion de courir l’habitera désormais et ne le quittera plus… d’une semelle!

EN MERCEDES A l’âge de 15 ans, Gebreselassie se fait remarquer par un entraîneur d’athlétisme et chausse sa première paire de baskets. Il quitte son village isolé d’Arsi perché à 2800 m puis découvre Addis-Abeba et l’écart entre riches et pauvres que tout grande ville exacerbe. Une décision mûrement réfléchie qu’il prend contre l’avis de son père. Celui-ci ne croit guère que la course à pied puisse un jour nourrir son fils. Un an plus tard, il participe à son premier marathon qu’il termine 99ème.

Au terme de deux ans d’entraînement acharné, il remporte finalement sa première course. Bien plus tard, il surprendra son père en rentrant un jour au village… en Mercedes-Benz. Il vient de remporter la médaille d’or du 10’000 mètres des JO d’Atlanta en 1996. Dès lors, son père devient son plus fervent supporter. Un million d’Ethiopiens l’ovationnent spontanément à son retour à Addis-Abeba. Depuis 1993, il semble invicible et enchaîne les victoires, battant ses propres records du monde du 5000 et 10’000 mètres – 16 fois à ce jour.

PAS UNE VIE Haile, aime-t-il toujours autant courir? « Une vie sans courir ne serait pas une vie. Je m’ennuierais. Je cours au minimum 30 km par jour, le plus souvent en groupe. Hier nous avons couru 47 km à 3400 m d’altitude. Quand je ne cours pas, j’essaie d’être généreux. » Gebreselassie est père de quatre enfants. Aimerait-il qu’ils suivent sa voie? « Je veux leur garantir une bonne éducation. Pour le reste, c’est à eux de choisir. » Et sa femme, court-elle aussi? lui demande Nathalie. « Non, elle travaille. Nous avons fondé ensemble la compagnie Hailie-Alem. Nous gérons avec mon frère deux écoles, de la propriété immobilière, un cinéma, un fitness, un magasin de sport et l’importation de voitures (http://hailiealem.com). Nous employons 400 personnes dans notre entreprise de construction. L’Ethiopie a besoin de pain et d’éducation, pas d’armes, ni de champions. »

SIMPLICITE A 33 ANS, Gebreselassie qui fut 3ème au marathon de Londres (2002) rêve secrètement de réitérer l’exploit de son aîné. Abebe Bikila, connu pour avoir remporté, pieds nus, le marathonn des JO de Rome en 1960, puis celui de Tokyo en 1964, cette fois-ci avec une paire de chaussures aux pieds!

D’une disponibilité et d’une opiniâtreté étonnantes, Haile a su garder sa simplicité tout en devenant un respectable businessman. Coureur peut-être le plus doué de tous les temps, on l’appelle parfois « le petit bonhomme vert » dans le World Circuit.

DE 25 A 80 MILLIONS Haile Gebreselassie évoque pour nous son pays: « Il y a 30 ans, nous n’étions que 25 millions, aujourd’hui, nous atteignons presque les 80 millions d’habitants. Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. Seulement 500’000 personnes vient bien dans mon pays agricole qui dépend entièrement de la saison des pluies. Elle décide de l’abondance ou de la misère. Lors des inondations récentes, 600 Ethiopiens sont morts officiellement, mais étant donné qu’aucun recensement n’existe en Ethiopie… Nous devons nous entraider. Nous sommes tous des Ethiopiens! »

Hailie Gebreselassie aura la touchante pudeur de ne pas mentionner les dons qu’il vient de verser aux victimes. Ce héros n’a pas la langue dans sa poche lorsqu’il lui arrive de rencontrer des ministres de son gouvernement. Une importante avenue de la capitale porte son nom. Certains lui attribuent l’ambition de devenir un jour président… (ndla: de fausses rumeurs)

Claude Marthaler, Addis-Abeba, 22 septembre 2004, km 14174 in La Liberté, 18 octobre 2006