Carnet de route Afrique-Asie #33: Les routards de tout poil logent à l’hôtel de la princesse Taitu

Publié le 29/05/2023

CARNET DE ROUTE (33) – Le premier hôtel d’Ethiopie, qui se laisse mourir à petit feu, accueille Claude Marthaler et son ami Tchiro. 100’000 enfants vivent dans la rue à Addis.

Ce matin, j’ai remercié Harar, la ville aux 87 mosquées (ndla: Avec 87 mosquées contenues dans un kilomètre carré de ville fortifiée. Harar détient la plus forte concentration de mosquées au monde), car ses appels à la prière ont même réussi à tirer Tchiro du sommeil! Au troisième thé d’affilée, il se plaît à dire: « On commence à penser » (sou-entendu  » à partir »), et se rallume une cigarette.

BONTE Mon compagnon de route porte en lui plein de bonté. Il offre souvent une cigarette à un vagabond, paie des pâtisseries à des gamins où à un autiste perdu au milieu de la circulation. Un jour un « fou » passant par là, convoitant notre bouteille d’eau, mais ne parvenant pas à tromper notre vigilance, s’empare d’un verre d’eau posé sur notre table, le vide dans dans un récipient et s’enfuit pour aller se laver les pieds, un peu plus loin… à l’eau minérale!

ORNIERES Les crues récentes ont emporté tous les ponts et creusé des ornières si profondes qu’elles interdisent le passage de véhicules à moteur sur plus de 120 kilomètres. Nous poussons nos vélos comme deux bourricots et roulons sur un vague sentier, perdus comme « l’homme aux semelles de vent » (Arthur Rimbaud). Les gardiens de troupeaux aiment l’altitude… Perchés au sommet de lignes à haute tension, le transistor rivé à l’oreille, ils dominent leur cheptel.

A notre passage, leurs bêtes s’affolent et font demi-tour en galopant! Ils redescendent alors au plus vite, kalatchnikov sur l’épaule, et nous tendent amicalement une calebasse de lait de chamelle.

PRINCESSE TAITU A Addis-Abeba, l’hôtel de la princesse Taitu tombe en ruine. Bâti en 1898, le premier hôtel d’Ethiopie fait grise mine. Les pluies diluviennes envahissent ses larges balcons de vois où s’entremêlent anarchiquement des fils électriques. Ces derniers ne le sauvent pas de ses incessantes coupures d’eau. Construit en bois pour héberger les hôtes de marque du gouvernement, il se laisse mourir à petit feu et abrite des routards de tout poil: un vieil Italien né dans le quartier recherche ses compagnons de jeu d’alors, à l’aide de photographies jaunies; Pauline, une enseignante française à la retraite venue de France sur son deux roues (http://polinavelo.blogspot.com et Pauline Masson, Heureux qui comme Ulysse…, Editeur Gilbert Jaccon, 2022). Sa rencontre avec Sina, un jeune Ethiopien met fin à son voyage puisqu’ils se sont mariés hier!

Deux énigmatiques Pendjabis, officiellement en vacances me demandent si « Swissair » (pourtant disparue en 2001) effectue un vol Khartoum-Suisse! Notre cycliste italien, debout face à son miroir peint son autoportrait dans la chambre 224 et me rappelle les marques laissées par Kerouac et Ginsberg (Jack Kerouac et Allen Ginsberg, phares de la Beat Generation. L’écrivain Kérouac est notamment l’auteur du mythique On the road.) dans leur démarche poétique d’un hôtel de Tanger. Sur le balcon défraîchi, ses dix tee-shirts et ses huit paires de chaussettes étendues rappellent son pays natal.

INABORDABLES Pour nous préserver de la misère de la ville et nous requinquer, nous trouvons parfois refuge dans ces paisibles « îlots », tels que bons restaurants ou hôtels. Inabordables pour bien des Ethiopiens, ils agissent en nous comme des sacs de décompression. Le voyageur vit à l’étranger comme « un aristocrate parmi les mendiants » et je me sens très privilégié, tel un « apparatchik ». A y voir de plus près, le touriste descend d’un vaste arbre généalogique qui remonte au XVIIIème siècle. A l’époque, on envoyait de jeunes aristocrates anglais parcourir l’Europe « on tour » pour parfaire leur éducation…

En Afrique, le Blanc reste synonyme de colon ou d’éternel vacancier qui visite des lieux historiques ou culturels. Pas étonnant qu’au sortir de l’hôtel, un Ethiopien m’aborde par un « Vous les Européens, vous n’avez pas de problèmes. Vous allez librement où bon vous semble. Les Blancs vivent pour se distraire, nous, nous vivons pour manger… »

CONTRASTE Dans le quartier de la Piazza se succèdent les cafés, les restaurants et les night-clubs. Chaque pas de porte est surveillé par un « zebegna » (un garde en uniforme) qui passe une partie de la nuit à dormi dans une sorte de cercueil en tôle ondulée, semblable à une niche ou à un « hôtel-suppositoire » du Japon, mais en version pauvre.

Le contraste est saisissant avec « Bole Road », une avenue interminable de sept kilomètres qui conduit à l’aéroport et évoque avec ses fringants 4×4, la jeunesse dorée d’Addis. Bordée de malls à l’américaine en miniature, ses magasins de mode, ses gelateria, internet cafés, terrasses panoramiques ainsi que bureaux et tours de verre vides, ce miroir aux alouettes connaît un avide boom de la construction. A ses côtés, les monolithes de béton construits à l’époque communiste font figure de pales dinosaures…

VENDEURS AMBULANTS Le dimanche à la Piazza, les jeunes disputent des parties de football dans les rues pentues d’Addis. Chaque soir, la musique fuse de partout. Les belles de nuit se postent et partagent le trottoir avec les crève-misère qui se recroquevillent dans des draps semblables à des linceuls. Toute une vie infra-humaine, agonisante, ploie et refuse d’abdiquer. Mais jusqu’à quand? Les ruelles sont parcourues nuit et jour par les vendeurs ambulants.

Il a y a celui avec des CD pirates sous le bras ou celui au torse couvert de paires de lunettes, celui de cacahuètes dont la portion est une capsule de bouteille, un boîte d’allumettes ou une conserve de concentré de tomate. Une femme ventile son brasero avec un morceau de carton pour rôtir ses mets; une autre devant des piles de pièces de monnaie opère le change pour les utilisateurs de cabines téléphoniques. La pesée est vendue aux passants sur d’antiques balances alors que les tailleurs de « salvadora persica » proposent du bois fibreux et spongieux qui fait office de brosse à dents naturelle.

PETITES BANDES Près de 100’000 enfants vivent dans les rues de la capitale et quelques 500’000 dans l’ensemble du pays. Au matin, on les retrouve en petites bandes, prenant les premiers rayons de soleil salvateurs aux côtés de chiens étendus. Certains dorment encore, couchés les uns contre les autres. Les plus âgés comptent leurs piécettes alors que les petits glissent leurs mains crasseuses dans les nôtres en nous demandant du pain. Quelques-uns deviennent cireurs de chaussures, d’autres vendent des billets de loterie à 1 birr ou des mouchoirs et des chewing-gums dans une fond de carton suspendu à leur cou.

Lorsque nous leur achetons du pain ou des bananes, ils se transforment subitement en bêtes sauvages, dévorant cette maigre pitance avidement, avec des regards de carnassier. Même tenaillés par la faim, ils réveillent pourtant leurs compagnons endormis pour leur donner une partie de la nourriture. L’implacable police fédérale, en tenue militaire, effectue des rondes et les rackette sans vergogne sous nos yeux!…

Claude Marthaler, Addis-Abeba, 22 septembre 2006, km 14174 in La Liberté, 7 octobre 2006