Carnet de route Afrique-Asie #32 – Goûter au qat a été un échec

Publié le 16/05/2023

CARNET DE ROUTE (32) – Marthaler a rejoint la ville éthiopienne d’Harar que Rimbaud visita. Il a aussi testé le qat, une drogue ou une plante miraculeuse?

La pluie a cette vertu auxiliaire d’engendrer de longues haltes dans des gargotes. « Hablas espagnol? » nous lance spontanément un Ethiopien qui ouvre la conversation par un « Je n’aime pas mon pays. »

A CUBA Abebe a été envoyé à l’âge de 13 ans à Cuba au temps du « Derg » (ndla: régime politique communiste 1974-1991). Au téléphone, on le confondait avec un Sud-méricain. Il y a quelque chose de savoureux à parler espagnol en terre africaine: la discussion prend un ton plus intime, moins local et plus libre. Il poursuit par: « L’Ethiopie est divisée en religions, en tribus. Les gens ne sont pas solidaires. A Cuba, on s’entraide. Le peuple ne fait qu’un derrière le Lider Maximo qu’il considère comme son père. »

Si je m’imagine sans peine sous le soleil des Caraïbes, je ne connais par contre pas de soleil en politique, quelque soit la latitude. Il s’assure qu’aucune oreille ne traîne, puis me murmure quelques remarques obliques sur les dernières élections…

TIR SUR LA FOULE En mai 2005, l’opposition remporta les élections à une large majorité. Le parti unique au pouvoir, l’Ethiopian People’s Revolutionary Front (EPRDF), refusa sa défaite et emprisonna tous les leaders élus, ils croupissent à l’heure actuelle dans des geôles… dans l’attente de leur procès (Amnesty International Ethiopie. Voir entre autres http://www.amnestyinternational.be/doc/article8730.html). Les étudiants manifestèrent alors en masse et l’armée n’hésita pas à tirer sur la foule, tuant plusieurs centaines de personnes. Anna Gomez, présidente de la mission des observateurs de l’Union européenne, dénonça énergiquement cet état de fait.

LE SEUL DEFI Le premier ministre actuel, Meles Zenawi, d’ethnie tigréenne, avait lutté farouchement contre le « Derg » pendant près de vingt ans avant d’arriver au pouvoir. Les élections qu’il organisa devaient augurer une période de démocratie. Pour la première fois de leur histoire, elles donnèrent un immense espoir aux Ethiopiens. Dans ce pays où les places de travail sont rares, il faut désormais posséder une carte de membre du parti et être tigréen pour obtenir un oste à l’Etat. Face au seul véritable défi – celui de la pauvreté – la politique cannibalise la vie sociale et la colore d’une atmosphère étrangement paralysante.

LE QAT Le voyage soude ou divise et le quotidien à vélo, tôt ou tard, fait parler les tripes. Les nuances de la politesse volent alors en éclats, mais avec Tchiro, pas besoin de parler pour s’entendre. Nos réactions sont simultanées, comme si notre amitié existait avant même notre rencontre. Comme s’il fallait se laisser aller au rythme du voyage ou plier bagages.

Nous roulons sur un relief éprouvant recouvert de maïs, de café et de qat entremêlés (Le khat, qat, kat, gat, tchatt, ou miraa est une espèce d’arbuste de la famille des célastracées, originaire d’Afrique orientale, cultivée également sur la péninsule arabique (Yémen, Somalie, Ethiopie, Djibouti), connue surtout pour son usage rituel par les populations de ces régimes qui en mâchent les feuilles pour leur effet stimulant et euphorisant). Chevillés à l’effort, nous ressentons combien le langage du corps, qui ne laisse pas d’espace au mensonge, a toujours une longueur d’avance sur celui de l’esprit. Et un jour, fatigués, nous cédons à notre curiosité pour vérifier les dires des Ethiopiens: nous mâchons du qat. Loin cependant d’améliorer nos performances sportives, nous n’apprécions même pas son goût!

MASTICAGE Une simple odeur de café nous émoustille et nous fait mettre pied à terre. Nous voilà encerclés d’incorrigibles enfants, aussi surexcités que craintifs, car leurs parents leurs soufflent parfois: « Les étrangers vont vous manger! » Clients et serveurs confondus mâchent de jeunes feuilles brunies ou rougeâtres de qat, jetant leurs branchages à terre avec désinvolture. L’après-midi est déjà bien entamé. Le monde entier semble traversé par des siècles de masticage. Je fais rire un Ethiopien en imitant le bêlement du mouton.

Fantu est ingénieur agricole et en consomme occasionnellement. Il tente difficilement d’introduire des cultures de légumes dans ce fief de qat, mais les paysans, avec leurs trois récoltes annuelles, n’ont que faire de ce citadin et de ses tomates.

PRIX D’OR Sans parler du gouvernement lui-même qui en fait sa deuxième source d’exportation, juste après le café. Comme le qat ne garde sa fraîcheur que 24 heures, des avions partent quotidiennement pour Djibouti où la plante miraculeuse est revendue à prix d’or. Là-bas, lors des séminaires gouvernementaux, aux côtés de l’habituelle et sobre bouteille d’eau minérale traîne… un bouquet de qat. Ici, un habitant en consomme en moyenne un demi kilo par jour. Psychotrope reconnu, les gens en deviennent vite toxico-dépendants. Après un bref plaisir, ils sombrent à nouveau dans la léthargie, sans parler du budget familial grevé, de la violence ou des divorces qu’elle génère!

EXCITANT Cette plante, volontiers ingurgitée avec u thé ou du coca-cola, est un excitant, un coupe-faim et un coupe-sommeil. En période d’examens, étudiants et professeurs en consomment sans modération. Les routiers en partance pour Djibouti ne partent pas sans leur bouquets sur le pare-brise qu’ils mâchouillent comme des arachides. Fantu me glisse à l’oreille: « Et pchut! Secret d’état, notre premier ministre en est un fervent adepte. » En voilà un quine mâche pas ses mots!

HARAR ET RIMBAUD « Ma journée est faite; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons » écrivit celui qui s’en allait « trafiquer dans l’inconnu… » par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » On aimerait parfois savoir partir ainsi, sur un coup de tête ou du geste comme le précoce et prolifique écrivain Arthur Rimbaud. Mais en sommes-nous encore capables dans notre monde sécurisé, où l’on ne part plus sans assurance, carte de crédit, réservation d’hôtel et vol de retour? A 22 ans, le jeune Arthur Rimbaud part en mer Rouge, travaille pour un vendeur de café à Aden et devient le premier Blanc à explorer l’Ogaden. Il finit par s’échouer à Harar, la quatrième ville sainte de l’islam qui « découverte » en 1854 par le célèbre écrivain Richard Burton. Il quitte Charleville et sa mère à laquelle il écrira souvent pour lui réclamer des livres « sur tous les sujets possibles, pour meubler les longues nuits froides d’Harar ». L’Afrique va réchauffer le corps de Rimbaud mais torturer son âme. Il n’y trouvera jamais son compte financier ni existentiel.

LES HYENES C’est souvent une rencontre, un film ou un livre qui nous jette sur la route. Sans que l’on ne s’en aperçoive, on trimballe une image, un mot qui nous taraude, nous use sans jamais nous lâcher. Au collège, je décortiquais fastidieusement les vers de Rimbaud. Pour moi, c’était une vraie « saison en enfer ». Maintenant je suis aussi littéralement plongé dans « sa » ville d’Harar. Si le mythe perdure, la vétusté des lieux couplée à l’omniprésence pauvreté lui vole son mystère.

Les hyènes d’Harar ont perdu de leur mordant. Depuis toujours, les habitants entretiennent des relations étroites avec ces éboueurs qualifiés, allant jusqu’à les nourrir. Aujourd’hui, elles sont domestiquées et une cible facile pour les photographes, les enfants et même les chiens!

Claude Marthaler, Addis-Abeba, 22 septembre 2006, km 14174