Carnet de route Afrique-Asie #31: Nez à nez avec un soldat et sa kalachnikov

Publié le 16/05/2023

CARNET DE ROUTE (31) – Aucun vélo n’est autorisé à franchir le pont stratégique entre Addis-Abeba et la Somalie. Les cyclistes pacifistes vus en terroristes d’Al-Quaïda

A vélo je redécouvre le cours des fleuves autrefois recherchés par les explorateurs. Ils les topographiaient au service d’une couronne étrangère qui avait saisi leur importance stratégique. En remontant le Nil du nord au sud, je me suis imprégné de son flot: ramifié dans son delta, large mais dompté du Caire à Assouan.

LES « TOPOLINOS » Incestueux Nil bleu et Nil blanc depuis Karthoum, sauvage dans le désert nubien, mais impétueux en Ethiopie, ce fleuve charrie autant d’alluvions, de populations, de climats que du croyances. En amont du lac Tana, son réservoir naturel, il effectue une puissante chute de 45 mètres de hauteur . Un peu plus au sud, le Nil bleu force son passage au fond d’une gorge de plus de 1000 mètres de profondeur où s’accrochent des cultures de maïs.

La piste s’y engouffre par 25 km de descente boueuse. De nombreux véhicules défoncés gisent sur leurs flancs dans ce pays où l’on enseigne la conduite automobile avec… d’antiques « Topolinos » (Fiat 850)! Malgré la tombée du jour, une chaleur m’assaille, soudaine et tropicale. Quarante policiers armés gardent un pont construit par Mussolini. Ils m’accueillent pour la nuit.

LE NIL Le Nil nourrit tout au long de son cours quelque cent millions d’êtres humains, sans distinction de races, de couleurs , de nationalités ou de richesses. Au bord du fleuve en crue, l’Egypte apparaît à la fois proche et lointaine: proche car maîtresse de techniques ancestrales d’irrigation et épicentre culturel pour une vaste aire; lointaine car la rumeur de l’eau étouffe la distance de plus de 6500 km entre sa source et son delta. Je ne cesse de repenser aux paroles d’un instituteur: « L’Egypte est notre pire ennemi et bientôt il y aura la guerre de l’eau. »

L’Ethiopie qui, depuis toujours, possède les sources du Nil se réveille enfin et construit, à l’aide des Chinois, deux barrages sur les affluents du lac Tana qui risquent de modifier le débit du Nil… jusqu’à la Méditerranée. (Ndla: Le barrage Renaissance, construit par les Chinois depuis 2011, a été terminé en juillet 2020, mais il a créé un problème géopolitique régional majeur en menace la survie des habitants.es du Soudan et de l’Egypte). D’une façon générale, en Afrique, on croit fermement qu’en tout domaine si quelqu’un gagne, l’autre doit nécessairement perdre. Et celui qui gagne se doit de partager, si bien que tout esprit d’initiative ou ascension sociale se voient jalousés et entravés.

COMME BEKELE J’atteins Addis-Abeba (5 million d’habitants) sous une pluie diluvienne. Au dernier « ressaut » avant la capitale, à plus de 3000 mètres d’altitude, de nombreux Ethiopiens s’entraînent à la course à pied. Ils me dépassent avec légèreté, shorts et t-shirts collés à leurs physiques filiformes, grisés par les récents succès de leur champion du monde du 5000 mètres Kenesisa Bekele. Je m’enfonce à bride abattue dans cette ville congestionnée, « aquatique » et ténébreuse. Tchiro fait partie de ceux qui tiennent les horaires en horreur et que l’on retrouve au hasard de la route. Imperturbable, il s’enfonce d’une langueur incurable, toujours un peuplus vers le sud. Sa noncalance, soulignée par une constante volute de fumée, dissimule pourtant une véritable force tranquille. Des semaines de pluie l’ont rendu résigné et c’est sans peine qu’il accepte ma proposition de rouler en direction d’Harar, ville fortifiée et bastion musulman, autrefois carrefour caravanier entre l’Inde, le Proche-Orient et la Corne de l’Afrique.

REVEIL A 4H15 Une forte odeur d’oignons émane de la piste qui traverse par la suite des denses cultures de canne à sucre et quelques champs de coton. Le vent nous porte enfin, à travers de jeunes pousses de manguiers. Puis la route, rectiligne, annonce le sud du pays: le ciel bourgeonne de cumulus et domine un paysage de d’épineux à perte de vue. De la même façon, l’utilisation du haut-parleur semble avoir agrandi le rayon d’action des religions: ce matin l’appel du muezzin suivi de la bible chantée par les orthodoxes se chargent de nous réveiller à 4h15!

Un peu plus tard, comme si nous n’étions pas encore assez réveillés, un fou attablé à un café, la tête ceinturée d’un keffieh n’arrête pas de répéter des élucubrations à propos e l’islam. Tchiro qui vient d’utiliser du scotch pour fixer sa selle, poursuit son mouvement naturel et lui barre la bouche d’une bonne longueur! Ce qui ne le dérange pas, puisqu’il poursuit son discours, imperturbable comme Ficel Castro. Tout le monde rit.

UN VRAI PARADIS Nous reprenons la route allégés par l’humour, malgré la chaleur montante. Des chameaux broutent paisiblement les épines d’acacias, des essaims d’oiseaux stridents balaient le ciel, une troupe de singes détale à notre approche et un varan ensanglanté tapisse le bitume. Une lumière dorée s’étire sur la savane et le chant des grillons annonce déjà la fin de notre étape.

« Pour l’eau, ce sera trois birrs et et cette femmes s’en ira au puits avec son chameau vous en ramener 50 litres » nous propose un jeune enseignant. Nous faisons halte dans son école »visitée par Hillary Clinton il y a tout juste 6 mois », rajoute-t-il fièrement. Au tableau noir sont inscrits quelques noms d’animaux domestiques et suspendues des lettres latines découpées dans des pneus de camion. Face à l’orage qui éclate, notre réchaud qui crépite et la tôle ondulée qui nous abrite représentent un vrai paradis, mais pour l’éducation des élèves, il manque de tout.

Le lendemain matin, il pleut sans espoir d’éclaircie. Le professeur vient s’enquérir de notre nuit. Plus préoccupé à pousser nos vélos à travers la gadoue, il laisse les enfants en rang d’oignons sous la gouttière de l’école…

DECOLLAGE En pleine descente, aucun cycliste n’a envie de ralentir, encore moins de s’arrêter. L’air chaud devient presque vivifiant dans ce paysage figé par la sécheresse. On ne se sent plus inféodé à la gravitation, mais en instance de décollage, porté par le monde. Mais le soldat qui nous pointe sa kalachnikov est, lui, bien réel. Il charge son arme et nous stoppons net. Par chance, une voiture du CICR s’arrête. Le chauffeur éthiopien nous sert d’interprète. Grâce à lui, un sourire s’affiche enfin sur la bouche du soldat qui pourtant n’en démord pas: « Aucun piéton ni cycliste n’est autorisé à franchir le pont! » Nous chargeons nos vélos dans sa voiture sur cet axe stratégique « Addis-Abeba – Somalie. Les ordres sont les ordres et les cyclistes, pour peu qu’ils s’affichent pacifistes, « pourraient être des terroristes d’Al-Quaïda, apprendrons-nous au retour!…

Claude Marthaler, Awasa, Ethiopie, 10 septembre 2006, km 13750 in La Liberté, 21.09.2006