Carnet de route Afrique-Asie #30: « Des enfants me réclament un vrai ballon de football en cuir »

Publié le 09/05/2023

CARNET DE ROUTE (30) – Claude Marthaler est en Ethiopie, là où des enfants jouent avec une balle faite de sacs en plastique compressés. Ces confidences qui n’en ont pas l’air.

« Certains pensent que manger fait vivre, mais ta lettre me ferait vivre plus longtemps » me dit le maire d’un village qui me paie un « tej » (sorte d’hydromel) dans la pénombre d’un bar. Dans l’attente de recevoir un mot au terme de ton voyage, de quelque durée que ce soit! », précise-t-il.

ACCENT IRREEL Face à la pluie diluvienne, on nourrit une certaine morosité rurale, on évite l’enlisement en refaisant le monde; des lambeaux de conversation sans queue ni tête s’évanouissent dans la musique à plein volume qui réveillerait un mort. Les lumières clignotantes, la fatigue du jour et l’alcool procurent à ce lieu incertain à ce lieu irréel.

En Afrique, on est jamais longtemps seul et toujours très émotionnel. Bien vite, un instituteur, père de deux enfants, se joint à la discussion. Il me confie gagner 800 birrs (1US$ = 8,81 birrs) mensuels: Pour cette région, je fais partie de la classe moyenne, mais en ville, je ne m’en sortirais pas. »

GENERATION PERDUE Un jeune Ethiopien qui travaille pour la prévention du sida me crie à l’oreille: « En 1982, 15% des jeunes couples optaient en faveur du planning familial. Aujourd’hui environ 50% l’appliquent, mais les paysans ne veulent pas nous écouter: « C’est Dieu qui décide! » affirment-ils. Les enfants devenus orphelins du sida sont éduqués par leurs grands-parents. La génération des 30 ans est une génération perdue, mais les jeunes adultes sont devenus plus conscients. J’ai de l’espoir lorsque je m’adresse à Dieu et cela ne me coûte rien. Pour s’adresser au gouvernement, il faut non seulement de l’argent mais des connexions… » conclut-il avec fatalité.

MAIGRES REVENUS Dans ces villages où l’on jurerait que rien ne se passe, j’apprends aussi que les travailleurs de chantier venus construire la route ou récolter la canne à sucre gagnent 18 birrs par jour et en paient 100 mensuels pour un abri rudimentaire. « Ces travailleurs pompent l’essence de leur camions et la revendent au marché noir pour pallier leurs maigres revenus. Un véhicule a même récemment disparu! Avant, il n’y avait que trois prostituées à Dira. Ayant eu vent de l’affaire, un grand nombre d’elles a migré. Que faire lorsqu’on est illettrée? Louer reste le lus court chemin pour gagner sa vie, mais un chemin dangereux, car ces travailleurs n’utilisent jamais de préservatifs. « N’as-tu pas remarqué combien de femmes sont enceintes ici? » enchaîne un jeune villageois. Et l’Eglise?: « Elle est riche et encourage les naissances. Les donateurs paient… pour assurer leur futur. Le monde du voyageur est tapissé de bribes de conversations, de confidences qui n’en ont pas l’air, dont le ton personnel importe autant et parfois plus que la véracité des informations récoltées.

ARGENT ET CURIOSITE La piste détrempée épouse une arête piquée de monastères. Des moines abrités sous des parapluies de couleur attendent vaillamment le passage d’un bus pour récolter des piécettes en échange d’une bénédiction. Des épiceries de fortune disséminées prennent soin de cadenasser et d’enchaîner les caissettes d’aumônes de l’église orthodoxe pour assurer leur prospérité et leur salut.

A l’un de ces abris où je m’abreuve, deux étudiants habillés en mécanos de formule 1 me demandent: « Tu n’as pas de voiture? Es-tu pauvre? Attends-tu le bus? »

« You’re a danger man! » s’exclament-ils devant la taille de mon itinéraire qui dépasse leurs frontières nationales. « Nous ne manquons pas seulement d’argent, mais de curiosité et surtout de confiance en nous-mêmes » regrettent-ils. « Je suis toujours étonné de rencontrer des étrangers qui connaissent bien mieux mon pays que les Ethiopiens eux-mêmes! Mais au fait, as-tu la permission de quitter ton emploi? Possèdes-tu un passeport? » me demandent-ils encore avant de grimper dans un bus binquebalant. Au-dessus d’un grand panache de diesel mêlé à la poussière de la piste, j’aperçois des poules qui pendent du toit, suspendues par les pattes et des moutons qui tentent acrobatiquement de garder leur équilibre, attachés sur des ballots.

UN VRAI BALLON Des enfants d’un club de football s’approchent en me tendant un bout de papier griffonné écrit dans un anglais approximatif. Ils me réclament un vrai ballon de football en cuir, car le plus souvent, ils pratiquent leur sport favori avec une simple balle de plastique compressés.

Devant moi, un vieil homme visiblement malade est transporté sur une chaise à porteur à quatre porteurs. Dans ce régions rurales où un paysan ne possède en moyenne qu’un huitième d’hectare de terre, le transport public, pourtant modique, ne lui est même pas accessible. Je célèbre aujourd’hui mon 46ème printemps dans l’anonymat d’un pays où l’espérance de vie moyenne est de 49 ans!

AU PAS DE L’HOMME Personne ne connaît la distance kilométrique qui le sépare du prochain village. Ici, on la compte en heure(s) de marche ou en argent pour une destination plus lointaine, Ainsi, lorsqu’on pause une question à un Ethiopien, il tient avant tout à rendre la politesse (peu importe la véracité) et à paraître important aux yeux des autres.

L’Ethiopie est rurale et piétonnière, contrairement à a Libye où personne ne marche. Toute son économie est rythmée au pas de l’homme, portée à but de bras ou chargée sur des animaux de bât si la fortune familiale le permet.

PLACE INFIME Les jours de marché, une colonne interminable de paysans envahit la route. Les rares camions qui circulent habituellement à pleine vitesse semblent alors de véritables intrus. Si on se prêtait à mesurer l’économie d’un pays à son débit de trafic motorisé, la place de l’Ethiopie serait infime. Pourtant, chaque tronçon détient une sorte de « spécialité économique » proposée au tout venant. Ici, les enfants vendent de l' »arak » ( alcool très fot et bon marché produit à partir de céréales) dans d’authentiques bouteilles de whisky récupérées. Là, sur des branches horizontales, on suspend en série des bâches de camions, des crics, des récipients d’huile de moteur recyclés, couverts de chanvre crocheté.

Dans des sacs de plastique estampillés de logos d’aide humanitaire, on propose du charbon de bois ou des piles de bouse de vache séchée, mélangée à de la paille (le carburant du pauvre). En l’absence de panneaux indicateurs, on devine la présence de sources d’eau chaude aux seuls enfants qui tendent leurs bras au milieu de la route en vendant des savons et des nu-pieds.

Claude Marthaler, Awasa, Ethiopie, 10 septembre 2006, km 13750 in La Liberté, 14.09.2006