Carnet de route Afrique-Asie #3: Où finit le tourisme débute l’hospitalité

Publié le 17/10/2022

CARNET DE ROUTE (3) – Claude Marthaler et sa compagne Nathalie sont en Tunisie. De Tozeur au km 1200, ils évoquent leur premiers maux, la première chute ainsi que les premiers problèmes avec la police.

Le ferry trace son sillage plein sud à travers la Méditerranée. A bord, nous somme déjà en plein période du ramadan et les Tunisiens n’attendent que le rupture du jeûne pour manger. Dès la tombée du jour, un mollah s’agenouille sur un tapis puis entonne un appel à la prière. On se dirige vers le plus vieux d’entre eux, le Hadji, pour lui offrir une poignée de dattes. La cafétéria désertée qui marche encore à l’heure italienne réunit quelques motards en mal de désert. Le thé vert à la menthe, saturé de sucre, coule à folt.

LES FEUX DE TUNIS L’accostage résonne de coups métalliques. Nous poussons nos vélos dans le flot ininterrompu de véhicules avec le sentiment libérateur de poser nos roues en Afrique. Nos falots éclairent une langue de terre entre deux lagunes et nous mènent vers les feux de Tunis.

Au « nord du sud », partis pour l’immense Afrique, réelle ou imaginaire, nous nous retrouvons d’abord dans une chambre d’hôtel exiguë, encombrée de nos vélos et de 12 sacoches. Nous ne savons pas encore combien le ramadan va transformer notre quotidien.

Une ville qui s’éveille ne ressemble en rien à un lieu inconnu traversé la nuit. Au réveil, Tunis paraît en grève: stores baissés, chaises empilées, restaurants ouverts mais refusant de servir durant la journée, montagnes de biscuits gluants au-devant de pâtisseries, marché central de viande, de pain, de fruits et légumes où l’on peine pourtant à se frayer un chemin. Dans cette période « ramadanesque » que prône la restriction, je ressens pourtant une grande fièvre consumériste.

Sur la route, même phénomène: les rues se vident à l’appel du muezzin à la fin du jour. On se retrouve tout soudain dans une ville fantôme. Deux heures plus tard, les hommes s’attablent aux nombreuses terrasses, sirotant le thé, tapant le carton ou fumant la chicha (le narghilé). A y voir de plus près, cette forte présence masculine témoigne d’abord d’un taux de chômage lancinant.

PREMIERS MAUX Oubliant le décor, il y a des soubresauts plus personnels qui nous atteignent: Nathalie connaît ses premiers maux de ventre et même la figue de Barbarie – qui pousse ici comme chienlit – connue pour ses vertus anti-diarrhéiques, n’en viendra pas à bout! nous roulons cahin-caha vers le sud sur une terre piquée de pins d’Alep, de tamaris, de cyprès, d’eucalyptus où la culture de l’olivier nous procure un peu d’ombrage.

Seul le passage d’un troupeau de moutons ou de quelques chameaux et les innombrables contrôles de police ralentissent les Peugeot 406 chargées de hautes piles de bottes de foin défiant les lois de l’équilibre. Les pattes des moutons empilés dépassent allègrement des camionnettes qui roulent à tombeau ouvert.

LES PASSEPORTS Là où finit le tourisme commence l’hospitalité. Négociant le prix d’un kilo de tomates dans un village, un homme s’approche et paie à notre place. Il s’avère vite qu’il en est le maire.

A la nuit tombée, un jeune Tunisien nous invite chez lui. Un fois traversé la cour intérieure de sa maison, nous découvrons son père alité, souffrant d’un cancer de la prostate, entouré de ses neuf enfants. Plus à l’écart, il me fera comprendre poliment d’éviter des sujets de nature politique et nous réclamera visiblement embarrassé nos deux passeports qu’il présentera le soir même au poste de police!… La mère, par contre, insiste pour que nous emportions comme un cadeau… un tapis de sa fabrication!

A « l’hôtel de la jeunesse » de Sbeïtla, la patronne, une femme bien en chair, passe sa vie dans sa cuisine. Nathalie lui vient à la rescousse. Ensemble, elles confectionnent des sucreries à base de pâte de sésame, de cacahuètes aromatisées à la fleur d’oranger, pour l’Aïd, la fin du ramadan, dans dix jours…

FAIRE UN VOEU Trois jours avant la fin du ramadan, c’est « la nuit du destinqui vaut mille mois », celle où il faut faire un voeu qui sera exaucé. Le nôtre restera modeste et plutôt réaliste. à quelques centimètres d’avancée par jour sur notre carte de Tunisie, nous souhaitons atteindre le sud du pays dans une petite semaine. Le lendemain, avant la chaleur montante, on dépèce des chèvres ou des moutons entiers au-devant des boutiques.

Rien ne sera laissé aux chiens errants soudainement ameutés comme des vautours, ceux qui d’habitude nous prennent en chasse… à la plus grande peur de Nathalie! C’est l’occasion pour les fidèles d’offrir l’épaule droite de leurs bêtes au pauvres et réaliser ainsi l’un des cinq devoirs du musulman: remplir l’obole.

« Touche pas à ma femme! »

A Kasserine alors que nous prenons en photos des dessins de fumeurs de narghilés sur les pans d’une maison, une jeep s’arrête. Un homme moustachu en descend. Le propriétaire du café s’enquiert de sa présence. « Vous avez affaire au commissaire de la ville! » nous dit-il. Celui-ci nous demande ce que nous avons photographié et ce que nous comptons faire dans sa ville. Il nous ordonne de le suivre jusqu’au poste de police où l’atmosphère sent le désoeuvrement. Nous y laissons nos vélos, assurément sous bonne garde. Deux policiers, talkie-walkie à la main, reçoivent l’ordre de nous escorter au « magasin général » (un supermarché local) surpeuplé auquel nous préférons vite les épiceries. La situation tient du grotesque: à chaque comptoir, l’un d’eux écarte les clients pour nous faire passer devant en nous mettant mal à l’aise devant les habitués qui ne bronchent pas…

Plus loin, une bande d’adolescents s’avise de notre passage et court pour nous barrer la route. L’un d’eux s’agrippe au porte-bagages de Nathalie qui tombe malencontreusement. Je les menace par un « touche pas à ma femme! ». A cor et à cri, ils nous réclament des cigarettes, de l’argent et des stylos, mais face à notre résolution, ils se divisent et nous laissent partir de justesse. Une autre fois, une pierre grosse comme le poing se loge entre deux de mes rayons.

Dans une montée, Nathalie, souvent apostrophée par des « madame », est narguée par des « Tu es fatiguée », déshabillée par des regards qui reflètent la frustration et en disent long sur la considération portée aux femmes… Désormais, avec Nathalie, nous avons développé une stratégie. Elle passera chaque fois devant en accélérant, quitte à singer l’écrasement de l’un d’eux s’il le faut. En cas d’agression « latérale », je pédalerai entre elle et eux. Jusque-là, cela a marché…

Nous mesurons notre avancée par l’aridité graduelle du paysage. On arrose les cultures de potirons au goutte-à-goutte à l’abri des vents de sable barrés par des remblais et des murs de feuilles de palmiers tressés. Les oueds (rivières intermittentes) sont à sec.

Comme le soir tombe, nous en profitons pour remplir nos gourdes et outres d’eau à la Garde nationale qui nous indique un endroit tranquille où camper, situé à quelques kilomètres. A peine installés, un de leurs véhicules déboule. « Tout va bien? Comprenez-nous, vous n’êtes qu’à 20 km de la frontière algérienne! » A 21 heures, d’autres policiers reviennent. Nathalie qui profitait de la nuit pour se laver discrètement, a juste le temps de se jeter dans la tente pour se cacher! A une heure du matin, les revoilà armés d’un projecteur qu’ils braquent sur nous. A deux heures, même scénario!

Au lever, le véhicule est posté à dix mètres de la tente. Un policier a été contraint d’y passer la nuit. Les consignes de surveillance nous semblent trop strictes pour ne trahir que de l’ennui. La police nous prend-elle pour des altermondialistes, à deux semaines du Sommet de l’information à Tunis? Pour des espions? Toujours est-il que cette nuit-là, nous n’avons pas fermé l’oeil. De tous mes voyages, j’ai visité plus de postes de police que de monuments…. CM

« Y a-t-il du travail en Suisse? »

On l’appellera Khaled, mais il pourrait tout aussi bien s’appeler Bachir ou Mohamed, qu’importe: tous, sans exception veulent venir en Europe. Se marier pour échapper à leur condition sans futur. Au détour d’une route secondaire, il nous réclame d’abord de l’eau, nous tend une cigarette, sort son portable, peut-être pour se rassurer en nous annonçant qu’il ne respecte pas le ramadan. On l’avait deviné.

A dix heures du matin, Khaled prétend avoir déjà marché 25 km pour rentrer chez lui. Alentour, la montagne rocailleuse ne porte aucun arbre. Il nous pointe du doigt celle où vit « le loup noir », une autre où il passe souvent trois mois seul sous une tente, avec 120 moutons et deux chiens. Et, finalement, il nous poste l’incontournable question: « Y a-t-il du travail en Suisse? »

Devant nous un grand-père accompagné de son petit-fils s’affaire à réparer sa mobylette. A l’aide d’un tournevis, il démonte le pneu arrière recousu qui révèle une fente géante dans la chambre à air. Nous nous arrêtons pour l’aider. A défaut de langue commune, je me sens un tant soit peu utile comme voyageur. Il nous offre une bouteille de plastique remplie de lait de ch¨vre et nous en buvons deux tasses.

Le vieux Berbère aux yeux bleus très clairs montre le ciel de ses mains en conque et fait ainsi comprendre « Allah vous protège! » A peine reparti, je n’en crois pas mes yeux: deux jeunes poussant un vélomoteur nous crient: « colle, colle! » et me voici à nouveau à l’oeuvre.

Heureusement, le vent nous porte vers les « oasis de montagne », anciennes limes (frontières) des Romains faites pour se protéger des tribus sahariennes. Les villages de terre y furent détruits par des pluies diluviennes en 1969, faisant place à des palmeraies, véritables jardins de cocagne. Les oasis du sud drainent une foule de 4×4, de vendeurs de tapis et de bibelots, mais dans les étendues qui les séparent règne un silence divin.

A Tozeur, le pompiste, sourire jusqu’aux oreilles, me sert d’une main le bidon d’un litre pour mon réchaud et de l’autre fume sa cigarette en parfaite insouciance! Le ramadan prend fin et, passé le des 1000 km, il est temps de faire la fête! CM

Tozeur, Tunisie, km 1200, le 6 novembre 2005

La Liberté, 23.11. 2005