Carnet de route Afrique-Asie #27: En Ethiopie, rien ne se perd

Publié le 17/04/2023

CARNET DE ROUTE (27) – Gonder-Bahar (Ethiopie). Tout est récupéré et transformé. La dure réalité du paysan éthiopien

Ce matin,le ciel n’annonce rien de bon, mais tout le monde est prêt: le scout Mirat, 26 ans, le « mule-man » Assafa et Gratch la mule, bientôt chargée, la seule qui n’affiche pas le sourire… Nous partons pour un trek dans le massif de Simiens qui s’avère bien vite une expérience culturelle.

« USAID » Au moment de partir, armé d’une liasse de billets de 1birr, plus rien ne presse. Nous trouvons de l’essence à 2 dollars le litre dans une échoppe graisseuse, faisons couper quelques mètres de bâche pour couvrir le chargement et emportons une cinquantaine de pains réservés la veille.

Dans ce pays où rien ne se perd, mais tout se transforme, une bouteille PET d’occasion se vend 1 birr, un sac en plastique un demi-birr. On récupère les capsules de bouteilles pour jouer aux dames, fabriquer un collier, pour y déposer la cafetière ou couvrir le sol boueux d’un boui-boui. Les boîtes de conserve « USAaid » d’huile végétale servent de récipients d’eau.

LES TIGRES Dépêché par les autorités du parc naturel, Mirad porte malgré lui une kalatchnikov à la crosse rafistolée de fil de cuivre: « 5 kilos c’est lourd, mais c’est pour te protéger des tigres! » me dit-il. A la première averse, nous nous immobilisons tous les trois sous un seul parapluie. Il porte des chaussures neuves et se plaint déjà d’une douleur au pied. Plus tard, il empruntera une paire de sandales en plastique qui le fera jubiler. Il n’a pas d’anorak. Au moment du souper, je m’aperçois qu’il n’a ni gobelet ni couteau, objets pourtant indispensables à tout nomade…

VERTIGINEUX Le sentier nous conduit sur une fine arête où plongent des abrupts vertigineux de 1000 à 2000 mètres de profondeur couverts de mousse. Les babouins s’y laissent parfois glisser! En bas, nous apercevons des ibex sauvages (une race endémique du parc) disparaître dans l’épais manteau de buissons. Des rapaces à l’envergure prodigieuse prennent des courants ascendants. Un paysage extrêmement verdoyant se présente sur ce haut plateau basaltique où poussent éricas, lichens et « salnemindike », ces drôles d’arbustes qui produisent des fruits oranges aux vertus désinfectantes. Utilisés par es locaux comme produit de lessive, ceux-ci s’avèrent redoutables au moindre contact des yeux qu’ils rendent aveugles.

Dans une clairière, des centaines de babouins Gelaba, végétariens, déterrent les racines de jeunes pousses, s’épouillent ou se chamaillent. A mon approche, un mâle, très poilu, monte la garde pendant que les femelles détalent avec leur progéniture agrippée à leur ventre ou sur leur dos. Plus haut, la pluie s’abat, il pleut des cordes. Les éclairs qui zèbrent le ciel illuminent des labelias géants, des arbres qui croissent en vingt ans jusqu’à dix mètres de hauteur avant de fleurir et mourir.

MALNUTRITION Je chemine derrière Mirad qui ne se préoccupe guère du culot de son arme pointée en permanence sur moi! En traversant une rivière impétueuse, je découvre ses mollets d’échassier, un indication évidente de malnutrition. D’une imprévoyance naturelle et par pauvreté, il s’octroie pain et sucre pour seul pique-nique. Comme Assafa, il boit à peine. Mes deux compagnons ne sont hélas pas des cordons-bleus et chaque soir, je cuisine des spaghettis épicés sur mon réchaud, car le feu de bois mouillé, acheté aux locaux, manque de nous asphyxier.

Mirab et Assafy sont aguerris: ils dorment sur le terre-plein d’une hutte sans murs dans des sacs de couchage miteux. Je monte ma tente. Lorsque l’étranger boit un litre de thé, lautochtone n’en prend qu’une tasse. Pour dormir, le « farenji » dispose de l’espace de six Ethiopiens!…

DENUEMENT Des « toukouls » (huttes de terre) annoncent des hameaux. Des enfants, pieds nus, enveloppés dans des châles crasseux, se figent immobiles dans le brouillard, un parapluie à la main. Je m’essaie à claquer leur fouet qui retenti comme un coup de fusil et leur donne des arachides qu’ils se pressent de saisir avec avidité. Assafa nous invite dans sa famille pour la traditionnelle « cérémonie du café ».

La lumière qui filtre à travers l’entrée éclaire sa mère et ses huit enfants assis sur des peaux de bêtes autour d’un feu de bois. Elle rince quelques poignées de grain de café (ndla: Le Café « Arabica » est d’origine éthiopienne. Il se vend entre 22 et 24 birrs le kilos. En août 2006, 8, 7 birrs équivalaient un dollar) verts puis les jette sur une plaque de métal à même le feu. Une fois rôtis, elle les pile puis verse de l’eau bouillante dans les tasses disposées sur une tablette. Trop cher, le sucre manque. Anes et veaux dorment sous le même toit. Le dénuement règne dans cet antre de suie. Ce n’est pas la crèche de Jésus, mais la dure réalité du paysan éthiopien.

SE RECONSTITUER J’aime dormir dans ces hôtels disposés autour d’une cour intérieure, avec souvent un restaurant au rez-de-chaussée. Tout nomade que je suis, à force de bouger, de dépenser mon énergie, de ne pas comprendre la langue d’être l’objet de constantes sollicitations, j’ai besoin de temps en temps de cet espace privé pour me reconstituer. Je cuisine, lis, répare mon vélo et retrouve avec plaisir une forme banale d’intimité.

A Axum et Adigrat, je rencontre des observateurs des Nations Unies qui contrôlent le couloir de de 25 km séparant l’Erythrée de l’Ethiopie. Ils m’invitent chaleureusement à visionner la Coupe du monde de football, à prendre une douche chaude et à manger. Ordinateurs, antennes, générateurs, stocks de nourriture et cartes d’état-major: rien ne manque dans leur camp retranché protégé par des barbelés et des gardes armés.

« DONKEYLAND » Ces militaires de carrière, coupés du monde, boive de l’eau embouteillée en Europe, mangent du bifteck d’Uruguay ou du fromage norvégien… Même un lecteur de roman, confortablement assis dans son fauteuil me semble plus proche de la population. La plupart des villageois n’y voient d’ailleurs que privilège et ne comprennent guère la mission de ces militaires étrangers. Cette intense présence mobile renforce l’image du Blanc, du colon, du maître de la connaissance et de la technologie à laquelle je suis aussi associé. Pourtant, sans eux, l’Ethiopie et l’Erythrée, ces deux pays frères, désormais ennemis, poursuivraient inlassablement leur guerre!

Personne ne semble connaître les véritables raisons de ce conflit. « Les deux côtés de la frontière sont équipés de missiles russes de la dernière génération et des escarmouches ont lieu sporadiquement », me témoignent-ils. « Ils se battent pour une sorte de Donkeyland – une portion de terre aride où seuls les ânes survivent… »

Claude Marthaler, Addis-Abeba, le 3 août 2006, km 12’040 in La Liberté, 10.06.2006