Carnet de route Afrique-Asie #26: « Un pays, c’est comme une personne, on ne peut s’efforcer de l’aimer »

Publié le 10/04/2023

CARNET DE ROUTE (26) – Gonder-Dahr (Ethiopie). « Parfois, les rencontres incitent à se barricader », relève Marthaler, perturbé dans sa traversée de l’Ethiopie.

En Ethiopie, une montagne en cache toujours une autre. Parfois un rai de lumière et l’éclat d’une voix dans le brouillard matinal annoncent un village bordé d’eucalyptus. Afin d’échapper aux hordes d’enfants, je m’engouffre avec mon vélo dans une case de terre battue, humide et sombre. J’y dévore, reconnaissant, le plat standard, « l’injera ».

LA REINE ELISABETH Riche en sels minéraux, mais pauvre en hydrates de carbone, cette crêpe de Tef (ndla: une céréale cultivée presque exclusivement en Ethiopie) garnie de viande ou de légumes, ne m’emmènera guère plus loin. La pluie suinte. Une fumée âcre envahit la pièce tapissée de journaux.

Nous sommes à cinq, côte à côte, assis sur des bancs de terre. Un homme me tend une antique photo de la Queen Elisabeth. La reine y aurait passé quatre nuits avec Hailié Sélassié. Le « Negust Negast » (l’empereur) aurait eu un intérêt certain pour la belle, tant sur le plan politique que sentimental… Mais on ne m’en dira pas plus sur la Queen! Son âge avancé l’entoure aujourd’hui encore de ce mystère.

« CULTUREL » Mon voisin est étudiant en tourisme. Très soucieux de l’image de sa patrie, il me fait lire un texte intitulé « Perception de l’Ethiopie » qui affirme que les étrangers s’imaginent son pays comme un désert, une terre ravagée par la guerre et la famine. Agassé par les incessantes troupes de gamins qui me pourchassent agressivement, je lui conte l’hospitalité soudanaise et lui donne ma propre vision.

Fier comme Bartabar, il s’indigne. Comme tous les Ethiopiens, il valorise excessivement le terme « culturel ». Tout y serait culturel: les vêtements quotidiens, la nourriture, la langue, l’autoproclamée hospitalité, alors qu’ailleurs on m’invite simplement, content de partager du temps avec l’étranger de passage. Il s’étonne par ailleurs que j’apprécie et mange la même chose qu’eux!

LE VOLEUR Au moment de partir, je m’aperçois que mon compteur kilométrique a disparu et lui en fait part. Ce villlage qui se gausse de noblesse retrouve subitement son triste anonymat. La cuisinière et son fils se remuent terre et ciel. Les jeunes se fouillent un à un , avec un zèle absurde, digne d’un poste de police. Mais ici comme ailleurs, dans l’éloignement que provoque la montagne, il n’y a guère de police. Je menace de faire venir le maire en jouant ma fermeté contre l’honneur de tout un village.

Avec une élégance calculée, j’affirme ne pas vouloir réprimander le voleur. Je tiens juste à retrouver mon bien et partir. Une heure ou deux plus tard, une grappe de femmes brandit mon compteur à l’autre bout du village. On m’éconduit alors avec force sourires dans une ambiance crispée.

PLUIE DE PIERRES Averses, villages espacés et dénivelé de la piste rythment ma lente avancée. La piste gondolée, tressée de ridules, me renvoie ses éclaboussures. Elle me rappelle la précision de mathématique d’un tour de roue et je mentirais ici à vouloir vanter la légèreté d’une bicyclette. Le soleil enfin mord les nuages. J’entends d’abord des pas clapoter dans les flaques avant de découvrir leurs jambes frêles comme des allumettes. A mon apparition, ils exultent. A l’écart des adultes, ces gardiens de troupeaux qui ne connaîtront jamais l’école forment une sorte d’insolente « république des enfants ». Ils me foncent dessus avec la même voracité qu’un chien tibétain. Un simple contact dans les yeux les excite: ils redoublent alors d’agilité et de persistance, deux qualités ici si mal mises à profit.

Je les tance et ils prennent leurs jambes à leurs cous, mais reviennent à la charge et finissent par me lancer des cailloux: « Give me! Birr! (monnaie éthiopienne, 1 dollar égale 8,7 Birrs) Money! Pen! Highland! (marque de bouteille d’eau minérale) Book! I am hungry! I am poor! Give me T-shirt, trousers! Sister! China (terme employé par les enfants, par association, car les Chinois représentent une bonne partie des étrangers travaillant en Chine) Gaché (professeur en langue amharique)! Vêtus d’une simple « cape de Zorro » terreuse, ils deviennent hystériques et incontrôlables à l’apparition du « White elephant » (C’est ainsi qu’en Afrique on désigne parfois l’homme blanc) à deux roues que seule une descente épargne d’une pluie de pierres…!

HUMILITE ET DURETE Sur les pentes d’Abyssinie, parce que l’on marche, qu’on le veuille ou non, on revient toujours de loin. Les paysans qui se rendent aux champs, se callent de lourds araires sur l’épaule. Ils tracent des sillons pieds nus dans le sol spongieux, tournoient leurs fouets au- dessus des cornes, sifflent, battent le flanc de leurs buffles. Dans leurs saluts amicaux se dissimule une humilité tirée de la dureté de leur labeur.

Des femmes aux jarres d’eau nouées autour de leurs épaules gagnent leurs demeures. Un 4×4 passe et les enfants le suivent du regard: tout est richesse dans cette partie du pays où la sécurité alimentaire n’est souvent pas assurée. Ainsi ce village oû la population entière postée autour de la mairie attend le partage de centaines de sacs de grain frappé du sigle « USAid »!

FAN-CLUB Le lendemain matin, mon « fan-club » a grandi. Un sortie d’école fait ma misère: des classes où s’entassent 60 à 90 élèves se vident à mon approche. Ces « charognes de gamins » si contents de trouver sur leur route un tel divertissement! Me voilà submergé d’enfants revendicatifs que s’ensevelissent comme coulée de lave. Sans m’en rendre compte sur le champ, une main voleuse s’est introduite dans l’une de mes sacoches arrières. Un peu plus loin, je constate furieux que le réservoir d’essence de mon réchaud a disparu et me rends directement au poste de police du village. Comme par magie, au bout d’une heure, même scénario: l’objet réapparaît!

Un subordonné, kalatchnikov sur l’épaule, reçoit l’ordre de me guider vers la maison du voleur. La mère, prise de honte sur son palier, affronte le regard de centaines de villageois massés sur la route pour l’occasion. Elle prétend que son fils « passe en ce moment des examens », sans que ses propos (qui me sont poliment traduits) ne brisent un seul instant l’incohérence de la situation!

REVELATEUR Si j’accepte volontiers les obstacles naturels (saison des pluies, relief), ces incidents me perturbent. J’oscille à les considérer comme des anicroches isolées ou, au contraire, à les inscrire dans un trait de caractère plus profond et révélateur. En partant d’Europe, il est de bon ton de dire que « l’on va à la rencontre de l’autre ». Mais parfois les rencontres incitent à se barricader. On est bien loin de la joyeuse formule de Bouvier où le voyageur se « fait fumée ». Dans ces moments-là, je me demande s’il en va d’un pays comme d’une personne: on ne peut s’efforcer de l’aimer, on l’aime ou on l’aime pas.

Claude Marthaler, Addis-Abeba,3 août 2006, km 12040 in La Liberté, 9 août 2006