Carnet de route Afrique-Asie #25: L’insouciance toute africaine des bergers du pays des mille montagnes

Publié le 03/04/2023

CARNET DE ROUTE (25) – De Karthoum (Soudan) à Gonder (Ethiopie). Les bergers tiennent dans leurs mains aussi bien une poule, un parapluie qu’une kalachnikov.

(Claude Marthaler est arrivé en Ethiopie. Il voyage avec le « cyclonaute » italien Tchiro/réd.)

Au premier village, c’est l’émeute. De toutes parts convergent des enfants criant: « You!You! »(ndla: « You » se veut amical en langue amharique, l’une des langues de l’Ethiopie). Les plus petits sont à moitié nus, leur tête rasée laissant poindre une simple mèche au-dessus de leurs yeux noirs. Le plus agile d’entre eux se contorsionne, fait la colonne droite, le grand écart et s’exerce aux appuis faciaux, bien vite imité par tous les autres. Un adulte les chasse en leur jetant des cailloux puis fait claquer son fouet.

10’000 KILOMETRES Nous frôlons la claustrophobie humaine! L’arrière-cours où l’on nous conduit escortés malgré nous par des grappes d’enfants en délire, ressemble à un… bordel. Assis sur des bancs de bois, nous partageons une Dashen (nom d’une brasserie éthiopienne et aussi celui du plus haut sommet de la corne de l’Afrique, à 4553m) dans une semi-obscurité pour fêter notre arrivée et mes 10’000 km. La serveuse qui, dans ses allées et venues, n’hésite pas à toucher nos épaules, les bras et les fesses, nous porte enfin un « ingéra » (sorte de crêpe à base de « tef », une céréale locale, dans laquelle on dépose de la viande et des légumes cuits) qui sera la base de notre alimentation pendant les prochains mois… Elle embrassera même un Tchiro qui ne bronche pas.

Comme la Coupe du monde commence demain, Tchiro l’Italien est assailli par des adolescents arborant des tee-shirt de joueurs où d’équipes de football. Il s’avèrent incollables en la matière, mais n’étaient bien sûr pas nés lorsque Mussolini occupa l’Ethiopie (1933-41)… (Ce n’est qu’en 1996 que le ministre italien a reconnu l’utilisation illégale du gaz moutarde lors de l’occupation qui coûta la vie à 275’000 Ethiopiens). On me demande le plus sérieusement du monde si en Suisse, nous avons une armée ou une police!

PERMISSIVITE Nous tirons deux lits dehors et calons nos bicyclettes entre eux, pour échapper à la moiteur d’une chambre sans fenêtre et au zèle de notre serveuse. Après l’âpreté du désert, la retenue et la douceur des Soudanais, cette soudaine permissivité nous réjouit et nous déplaît tout à la fois. Ce matin encore, une simple poignée de main et un sourire permettaient de rompre immédiatement la glace. Ce soir, bizarrement, les Ethiopiens ne répondent guère à nos saluts. Au contraire, ils gardent le regard inflexible, silencieux et inintelligible, sauf les enfants, qui tombent dans l’excès inverse!

Au chant du coq et du transistor, nous découvrons une vie grouillante. La promiscuité et la pauvreté rurale me rappellent le Nigeria. Les femmes quant à elles ont enfin retrouvé la liberté de se mouvoir et de se vêtir à leur guise.

Tchiro n’ira pas plus loin. Depuis un certain temps, tout son matériel se déglingue. Le pneu de son chariot explose et se voit contraint de joindre Gonder en pick-up.

LES BERGERS C’est un paysage de collines verdoyantes, balayé par une violente averse. La route est parcourue par une ondulation incessante de troupeaux de bovins dont seule l’arrivée tonitruante d’un bus dérange le flux. Les bergers aux visages saillants et aux physiques filiformes portent de shorts qui laissent transparaître des jambes arquées. Un bâton à la main et le baluchon sur l’épaule, une calebasse, une bouteille Pet ou une lampe de poche suspendue à une ficelle autour du cou, ils me quémandent de l’eau et du pain avec une insouciance toute africaine. Vêtus parfois d’une tee-shirt contenant plus de trous que de matière, ils me réclament aussi des habits.

Au moindre salut de ma part, les bergers découvrent leur tête, la baissent humblement et affichent un grand sourire sans s’arrêter pour autant. Ils tiennent dans leurs mains aussi bien une poule, un parapluie qu’une kalatchnikov pour protéger leurs troupeaux des « shiftas » (ndla: autrefois les rebelles ou hors-la-loi. Aujourd’hui les bandits ou « coupeurs de route »). L’Ethiopie est le pays des mille et une montagnes où l’on marche d’un pas leste.

A 5KM/H Des enfants enveloppés d’un drap sortent à perdre haleine de leur maison ou déboulent à travers champs semblables à des champions en herbe. Avec Haile Gebrselassie (ndla: 2 x champion olympique et 4 x médaillé d’or des championnats du monde. Multiple recordman de course à pied) pour idole, ils ont de quoi en prendre de la graine. Pour ma part, j’ai les intestins torpillés. Je me sens submergé par la pluie diluvienne et ces enfants surexcités qui font la chasse aux « Farenji » (l’étranger). Je sue à grosses gouttes, pédalant à cinq km/h sur la piste pentue, jetant des coups d’oeil furtifs à mes sacoches.

TROUS A RATS Durant la nuit mes poumons crachent les panaches de poussière, avalé de force, des camions citernes. A chaque village, des hôtels en terre battue avec toits, portes et fenêtres en tôle ondulée ressemblent à des trous à rats. L’absence d’électricité et la pluie qui dégouline leur confèrent une atmosphère pitoyable, accentuée par mes intestins en déroute qui se révéleront colonisés par des amibes.

Ce soir, j’ai pris une douche sur un parterre de branchages, éclairé à la bougie, avant de rejoindre dans la pénombre une repaire de buveurs de « tella », cette bière illégale à base de millet, de maïs ou d’orge. Les hommes en cercle la boivent dans des boîtes de conserve avec la force de l’ennui. A dix-huit litres le dollar, ils ont de quoi meubler leur soirée, mais quel breuvage immonde!

FACES BRULEES Sur ce massif vigoureux où l’on abat les feuillus pour agrandir les surfaces cultivables de sésame ou de blé (attention l’érosion!), deux ânes pris de peur par mon vélo s’empalent dans un poteau de la piste. Leur chargement de bois les entraîne dans un fossé où ils se retrouvent emmêlés dans leurs harnachements. J’aide le malheureux propriétaire à remetre sa charrette en route. N’ont-ils jamais vu de yak à bicyclette?

J’ai quitté définitivement le « Bilad As-Sudan » (le pays des Noirs) surnommé ainsi par les arabes oû l’on m’appellait le « khawaja » (l’étranger). En Abyssinie l’on me surnomme désormais le « red face ». Mais les Ethiopiens restent cois lorsque je leur rétorque avec humour qu' »Ethiopie » signifie en grec « le pays des faces brûlées »!

A Gonder (2250m), on a déployé un écran géant dans la rue principale pour projeter les matches de la Coupe du monde de football. Dès la nuit tombée, toute la population s’y masse. Lorsqu’une équipe africaine ou joueur de cette origine joue et entreprend une offensive, la ferveur résonne à travers les montagnes…

Claude Marthaler, Gonder, km 10196, 18 juin, 2006