Carnet de route Afrique-Asie #23: L’étrange parcours d’Abbas, le rappeur soudanais qui ne voulait pas être berger

Publié le 20/03/2023

CARNET DE ROUTE (23) – De Khartoum (Soudan) à Gonder (Ethiopie). Abbas parle de son pays, le Soudan, convulsé par la guerre: « Jusqu’à quand tueront-ils mes frères? »

La paisible capitale du Soudan, forte de huit millions d’habitants, se divise en trois grands secteurs: Khartoum proprement dit, à la jonction du Nil Blanc et du Nil Bleu, Khartoum North, la ville semi-industrielle et Ondurman, l’ancienne capitale maddhiste. Mais elle souffle d’une seule voix des affres de ses gouvernements successifs entraînés dans des dérives extrémistes, islamistes ou guerrières. Elle s’endort par décret à 23 heures, privée d’allégresse, lorsque l’Afrique entière se réveille en bière et en musique!

LE CIMETIERE Pour échapper à cette morosité ambiante, je me rends à Ondurman sur la tombe d’Hamel al-Nil (un leader soufi du XIXème siècle) située au coeur d’un vaste cimetière qui me touche par sa simplicité. Chaque tumulus (tombe) est recouvert de pierres claires, une ardoise plantée sur sa tranche. Le vendredi, les derviches membres de l’ordre de Qadiriyah s’y réunissent pour y célébrer un « dihkr ».

Il émane de cette cérémonie un souffle puissant, un troublant sentiment d’amour du prochain et un fort esprit de tolérance. Certains derviches entrent en transe, d’autres en encensant les dévots, chacun trouvant dans cette atmosphère hypnotique la liberté d’exprimer sa folie.

ETAT EXTATIQUE Quelques musiciens entonnent un chant en marchant autour d’une bannière, encerclés par une foule émue qui frappe des mains et scande avec obsession « La illaha illallah » (Il n’y a qu’un seul et unique Dieu). Les derviches, vêtus de patchwork vert et rouge, le balluchon sur l’épaule, se mettent à tourner sur eux-mêmes sans coordination. Semblables aux Sâdhus d’Inde, ils font voeu de pauvreté et récitent avec dévotion le nom d’Allah afin de créer en eux un état extatique d’abandon qui leur permette la rencontre directe avec Dieu.

LES NUBAS A l’autre bout de la ville, dans le distrit de Haj Yussef, on a installé un « sirwan », un terrain pour les combats traditionnels des Nubas, destinés à défendre l’honneur d’un village. Deux équipes de lutteurs maquillés font irruption dans un public en liesse difficilement contenu dans une cercle de tentures. Elles se présentent en effectuant plusieurs tours. Chaque lutteur marche puis s’arrête net et plantes ses yeux lumineux vers un spectateur comme s’il allait lui bondir dessus. Démarches félines, rugissements, cri d’oiseaux, bras imitant des ailes, corps en équilibre sur un pied prêtes au combat: un mimétisme animalier parfait. Les Nubas expriment leur attachement à la terre mère, leur proximité à leur nature fondamentale, émotive et convulsive.

GUERRIERS Les combattants se mesurent un à un avec agilité. Leurs muscles bandés se dessinent sur leurs corps puissants. Ils s’approchent à pas de loups, assénant tour à tour des coups de « griffes »,feints ou esquivés. Ces guerriers se flairent mutuellement et se tournent autour avant d’attaquer. Ils doivent ceinturer leur adversaire et tenter de le renverser dans le sable, dos à terre. Le vainqueur (le combat ne dure que quelques minutes) se voit porter triomphalement sur les épaules d’un sorcier, grelots aux poignets et aux chevilles, qui décrit un tour de l’arène emplie d’un public rendu fou par sa victoire. Les spectateurs lui glissent de l’argent sur la tête, le palpent, lui crient leur admiration, sa femme l’embrasse. Adulé, le meilleur combattant de la soirée sera porté aux nues.

BOUCHER Dans de pays convulsé par la guerre, j’ai la chance de rencontrer Abbas. Mais d’abord écoutez-le s’exprimer dans ses chansons: « Jusqu’à quand tueront-ils nos frères? Laissant dans chaque village un enfant sans père. Un vrai travail de boucher. Celui de mutiler et d’égorger. Serait-ce pour nous apeurer? Je n’ose l’imaginer. Rien que d’y penser, j’en ai la gorge serrée. Ils nous parlent de liberté et d’unité. Mais ils ne font que sacrifier. Pour qui? Pourquoi? Ce n’est pourtant pas l’Aïd tous les jours de la semaine. Sauvez mon pays de cette misère et conflits. » Ainsi s’exprime Abbas (ndla: Le CD d’Abbas sort en France ces prochains mois, 2006, à découvrir! Production: OSP (www.ospmusique.com) Contacts: laurent@ospmusique.com ou pm@ospmusique.com ou Abbas Hassan, www. ccfkhartoum.net), un rappeur soudanais de 35 ans qui a vu mourir au Darfour autant de membres de sa famille qu’il porte d’années. Etrange parcours pour un homme qui m’avoue avoir longtemps détesté le français et le rap. « A 14 ans, j’ai quitté ma famille pour éviter de devenir gardien de troupeau. J’ai travaillé pendant sept ans comme aide-chauffeur. Cela m’a permis de découvrir mon pays de fond en comble. J’ai fini par décrocher une licence de conduite. A 19 ans, je suis entré à l’école et y ai appris l’anglais. Mais le gouvernement islamiste des années 80 imposait l’arabe comme langue unique.

LA FOUDRE Le hasard me conduisit en 1995 au Centre culturel français qui devint bien vite ma seconde maison. Sept ans plus tard, je créé le groupe Saaga (la foudre). La foudre représente pour moi la pluie qui remplace les larmes d’une mère perdant son fils à la guerre. Elle fait peur et attire l’attention des gens. La pluie n’est pas raciste: elle s’offre à tous, indistinctement.  » Des musiciens français de passage à Khartoum sympathisent avec Abbas et l’invitent le 27 avril 2006, consécration: il participe au Printemps de Bourges!

Je retrouve avec surprise le cyclonaute Tchiro, nonchalant et chaleureux, pareil à lui-même. Il a franchi le désert nubien en camion-stop. Nous décidons spontanément de poursuivre la route ensemble. De Khartoum, une étroite bande d’asphalte longe le Nil Bleu. Les camions-remorques empruntent souvent les pistes de sable adjacentes et nous longent dans la poussière. Sur des chantiers avoisinants, des hommes à la peau cuivrée et ruisselante se lancent des bidons de ciment à une vitesse époustouflante.

Claude Marthaler, Gonder, km 10196, 18 juin 2006 in La Liberté, 28 juin 2006