Carnet de route Afrique-Asie #18: Le vendeur ne sait pas compter

Publié le 07/02/2023

CARNET DE ROUTE (18) – « Un vendeur nous réclame une somme trop élevée, pas pour nous rouler mais parce qu’il n’a jamais appris à compter. » Nathalie déterminée.

Du temps des pharaons, Al-Qusair fut le port le plus important de la mer Rouge. Les épices et bien plus tard les pèlerins en route pour la Mecque transitèrent par ce point de suture entre la vallée du Nil et l’Asie.

Dans ses cafés du front de mer, taillés dans des blocs de corail, les pieds des khanabas (bancs à dossier recouverts de tapis) prennent l’écume à la marée montante, comme un aveu d’insouciance. Dominée par son fort ottoman, un charme suranné à peine perceptible se dégage de cette ville assoupie qui nous entraîne à l’inaction.

ADDITION Comme souvent au marché, le vendeur de fruits nous réclame une somme trop élevée – non pas parce qu’il veut nous rouler, mais parce qu’il n’a jamais appris à compter! Une poignée d’hommes s’agglutine. Hélas aucun d’entre eux ne parvient à résoudre une simple addition. Une femme sort du lot, calcule et approuve en notre faveur. Tout le monde finit par rire. L’honneur est sauf.

A la chaleur implacable du jour, les adolescents trouvent refuge dans les nombreux cyber-cafés. On y entend en permanence les sourates du Coran. Les jeunes y chattent, jouent une partie de football virtuelle, conduisent des bolides sur écran ou visitent des sites pornographiques! La vieille génération quant à elle a depuis longtemps pris racine dans les cafés au rythme de la Salât (les cinq prières quotidiennes).

FRUSTRATION Au Sea Princess, le seul hôtel bon marché de la ville, l’intimité, la douche froide et le ventilateur suffisent à définir le paradis. Enlacés dans notre chambre, je surprends le visage d’un voyeur qui nous épie par la moustiquaire séparant le haut de notre chambre du couloir. Mon sang ne fait qu’un tour. Je saute sur mes talons et le surprends la chaise encore à la main. Il nie les faits et prétend s’être juché pour réparer notre moustiquaire! Je le confronte au patron qui l’inonde de honte, mais ne le chasse pas pour autant…

Par deux fois, un autre voisin qui maintient la porte de sa chambre entrouverte se masturbe énergiquement à chaque passage de Nathalie!… Que penser de tant de frustration contenue?…

ENFIN LIBRES Le lendemain matin, nos roues percent la nuit avant que la chaleur ne nous érode. Réveillés par l’appel du muezzin, nous partons dans une fraîcheur relative et éphémère, mais bientôt cinq sous-fifres en uniforme nous barrent catégoriquement le passage. Il nous faut rebrousser chemin sur 85 km, juchés sur un camion de sacs de ciment. Au check-post suivant, même refus. « En tout cas, nous ne reviendrons plus jamais en Egypte! » s’exclame Nathalie devant une cohorte de policiers galonnés qui se font docilement porter le thé.

L’air conditionné de la pièce austère radoucit un tant soit peu notre humeur. « Pensez-vous vraiment que des terroristes lanceraient une bombe sur deux cyclistes? Vos interminables convois seraient de meilleures cibles! » renchérit-elle. La présence d’une femme occidentale déterminée émeut ces Messieurs soucieux de défendre l’image d’une Egypte accueillante. Quelques coups de fil plus tard, mais le soleil au zénith, nous voilé enfin libres… pour 165 km!

TANDEM ANCESTRAL Parcourant la Haute-Egypte à vélo, nous saisissons toute la dimension de l’expression « L’Egypte est un don du Nil ». Sur sa rive occidentale où le désert libyen se meurt, les paysans enturbannés s’y déplacent à dos d’âne comme dans une miniature mongole. Les femmes disposent des pains ronds au levain sur des planches qui gonflent au soleil. Des gamins grimpent sur le dos de leur buffle puis plongent dans le Nil. Ces bêtes de somme tournent en rond depuis la nuit des temps, en entraînant l’essieu d’une roue à aube pour alimenter les canaux.

Nous nous désaltérons sous des toits de palme où sont disposés des jarres d’eau fraîche à intervalle régulier. Aucun moteur ne froisse cette quiétude où la voix de l’homme et le braillement de l’âne forment un tandem ancestral.

LE SEUL VOYAGE Sur les murs de pisé, on aperçoit parfois la peinture d’un avion, d’un bateau et de la fameuse Pierre noire enchâssée dans la Kaaba qu’Abraham aurait construit avec des pierres tombées du ciel. Chaque heureux Hadji ou Hadja (titre acquis par tout musulman.e qui a accomplit le pèlerinage à la Mecque, à Médine et gravit le mont Arafat) l’inscrit sur sa maison comme une distinction honorifique. Car pour tout musulman, l0un des cinq devoirs de l’existence et le seul voyage digne de ce nom, celui de sa vie, est le pèlerinage à la Mecque. Le religieux semble indépassable aux Egyptiens qui sont comme leurs pharaons: ils passent leur vie à préparer leur mort.

Dans la vallée du Nil, la récolte de la canne à sucre bat son plein. Les paysans taillent leurs pousses une à une à coups de serpe, puis les chargent sur un train ou des tracteurs. Les enfants leur courent après pour leur en arracher et son jus douceâtre vient à bout de notre soif.

Sur la route brûlante, une jeune motard et son passager nous doublent en jouant les guignols. Soudainement, le conducteur se déhanche, laissant son acolyte prendre les commandes, lui-même n’a plus qu’à l’enjamber pour de retrouver passager!

Claude Marthaler, Assouan, km 8325

« Voyager en Egypte requiert des nerfs d’acier »

TRACTATION « Welcome to Alaska, calèche, feloucca, excuse me, cheap only for you! » Depuis le début du XIXème siècle, époque mondaine de l’égyptologie, les vendeurs gogenards ont pris de la graine et harponnent les visiteurs sans relâche. Je loue leur esprit d’initiative dans ce pays pauvre ou un citoyen sur douze se retrouve fonctionnaire d’Etat pour un bien maigre salaire. Il règlent toute l’asymétrie Nord-Sud dans une minuscule tractation et portent de fières estocades au cours des devises étrangères si profitables au voyageur.

Que l’on roule à bicyclette ou que l’on visite en groupe organisé, voyager en Egypte requiert des nerfs d’acier. Nous ressentons souvent de l’exaspération et parfois même du mépris nous envahir inutilement. Le voyage dite-on « ouvre l’esprit » mais harcelés sans cesse, nous nous fermons par lassitude. Malgré la présence des incroyables temples, tombes et monuments de l’Egypte pharaonique, le coeur n’y est plus.

DERNIER BIVOUAC Peu à peu, l’Egypte change de taille à nos yeux. En atteignant son point le plus septentrional nous rencontrons les premiers véhicules de voyageurs individuels qui remontent du Cap (à 11’000 km). Dans ce continent que l’on décrit sauvage, on ne part plus sans bières fraîches, sans son ordinateur portable et son blog…

Nous le devinons déjà: surplombant la vallée du Nil, ce sera notre dernier bivouac. La chaleur suffocante persiste à tel point que nous n’ingurgitons ce soir-là qu’un simple bouillon.

RETOUR DE NATHALIE La rive orientale s’illumine et le ronronnement des bateaux de plaisance naviguant entre Louxor et Assouan nous berce. A la nuit tombée, le bruit de nos pas résonne sur les plaques de grès et fait remonter nos souvenirs de sept mois de complicité de chaque instant. Mais face à la piste du désert de Nubie et son insoutenable chaleur de mai, Nathalie se demande depuis un certain temps si la suite du voyage ne sera pas trop dure pour elle. L’éventualité d’une séparation nous attriste, même si jusque-là nous n’avons pas vraiment voulu nous l’avouer…

Finalement le premier mai, Nathalie rentrera en avion en Suisse et je m’embarquerai seul à travers le lac Nasser pour atteindre Wadi Halfa et pédaler à travers le Soudan… CM