Carnet de route Afrique-Asie #17: « Nous devenons méfiants et agressifs malgré nous » face aux Egyptiens

Publié le 30/01/2023

CARNET DE ROUTE. DAHAB-AL-QUSAIR (17) – Pour Claude Marthaler et son amie Nathalie, le contact avec les habitants a profondément changé depuis l’arrivée en Egypte.

L’éclipse solaire fait agréablement chuter la température de onze degrés et nous quittons les montagnes du Sinaï, mot qui dériverait de « Sin », le Dieu de la lune des premiers habitants de la région. Les Egyptiens pensaient que le soleil traversait chaque nuit l’au-delà en bateau de l’ouest en est. Il momifiaient le scarabée, qui roule sa boule d’excréments et pond ses oeufs dedans, car il symbolisait le soleil levant. Selon leurs croyances, un modèle géant de ce coléoptère aurait engendré le soleil de la même manière et l’aurait roulé au-dessus de l’horizon.

KATMANDOU-SUR-MER Dans la petite station balnéaire de Dahab, les Egyptiens vendent le soleil aux Occidentaux qui le vénèrent à leur manière. Située au bord de l’idyllique mer Rouge, elle ressemble à un « Katmandou-sur-mer ». Dans cet ex-refuge de hippies, le gouvernement égyptien a décidé récemment de supprimer toutes ses huttes de palme en faisant payer sa « passegiata ». De la pizza au boeuf Stroganov, les cartes de menus, disponibles en anglais et en russe, se sont mises au goût du jour, à tel point qu’il devient difficile de dénicher un pain « baladi », la galette de pain traditionnelle égyptienne.

A s’y promener, on entend les musiques de notre adolescence: Bob Marley, Freddy Mercury et Cat Stevens qui, en se convertissant à l’islam, s’appelle désormais Youssef Islam. Des boutiques achalandées de foulards indiens ou de vestes en coton local émanent une odeur d’encens et le son feutré de Buddha Bar.

LES RABATTEURS Le village enfle de son chapelet de cafés: tables basses, coussins, bougies plantées dans des bouteilles pet tronquées. Une noria de rabatteurs de tout acabit, adolescents provocateurs, haranguent les touristes en baragouinant des formules apprises sur le tas en plusieurs langues. Un groupe de plongeurs arborent fièrement le T-shirt « Dive now, work later! » Un autre porte un slip de dentelle par -dessus sa combinaison néoprène!

Dans la baie turquoise resplendissante, une Egyptienne vêtue et voilée de noir vit son baptême de l’eau au milieu des baigneurs étrangers en maillots de bain. Equipés de palmes, masque et tubas, nous évoluons en apesanteur dans un milieu paisible et féerique qui recèle des poissons vivement colorés. La beauté cachée de ces fonds marins met en exergue toute l’insignifiance de la comédie humaine, là-haut, sur terre…

LIEUX EXCLUSIFS Louvoyant ente Las Vegas et la Costa del Sol, la côte égyptienne de la mer Rouge a vendu son âme. Des travailleurs vivent dans de fragiles abris au pied de squelettes de béton, futurs hôtels luxueux qui servent aussi à blanchir l’argent de ministres corrompus…

Lieux exclusifs et de tous les superlatifs, trop chers pour les Egyptiens eux-mêmes, ces palaces clinquants aux noms de « Plaza, Grand, Royal » nous choquent. Ce monde mercantile et hédoniste, étrangement cité comme un modèle de référence par les Egyptiens eux-mêmes, « Charm-el-Cheik », c’est l’Europe! nous dépasse. Assis penauds, dans le gazon fleuri d’un grand hôtel, juste en face d’un aéroport international, nous pique-niquons ahuris face à cette vitalité désarmante. On se regarde une fois, deux fois, on se gratte la tête et on se demande où six mois de vélo nous ont réellement emmenés,

MEFIANTS Depuis notre arrivée en Egypte, notre contact avec les habitants a profondément changé, car ici plus on s’enquiert de notre voyage, plus on fait preuve de comportement obséquieux et de roublardise. Nous devenons méfiants ou agressifs malgré nous. Les Egyptiens n’éprouvent aucune honte à déclarer: « Pour les Egyptiens, c’est tant, pour toi, c’est le quadruple! » et feignent de se fâcher si on n’accepte pas leurs prix ronflants.

S’adosser au passé glorieux des Pharaons rapporte certes du prestige et des devises, mais ne résout en aucun cas les problèmes sociaux. « Quoi qu’il en soit, les Egyptiens n’aiment pas Darwin. Ils se doivent d’être les premiers. « Mais seule leur équipe de football relève le défi », nous avait rapporté un ami vivant au Caire.

LA PAUVRETE En réalité, comme l’écrit Paul Fournel dans Poil de Caïrote (Seuil, 2004),  » A part quelques millions de pauvres, la pauvreté arrange tour le monde: elle garantit une main-d’oeuvre bon marché, elle dompte par nécessité les humeurs belliqueuses, elle entretient l’ignorance, elle rend indispensable l’idée d’un monde meilleur après la mort et, surtout, elle maintient les prix bas pour tous. »

« Elle est l’aubaine des politiques, des religieux, des vieux et des nouveaux riches. Pour maintenir la pauvreté à tout prix, ils sont prêts à distribuer largement – des couvertures, du pain, du grain, de la soupe chaude, des conseils – et même à en faire le spectacle. La charité coûte tellement moins cher que la justice sociale. »

Claude Marthaler, al-Qusair, km 7716

Note: Le magnifique corail de la mer Rouge représente les poumons de l’eau (au même titre que les forêts tropicales pour la vie terrestre). Il se voit amputé de plus de 5 tonnes/an par la négligence des plongeurs ou leur avidité.