Carnet de route Afrique-Asie #16: « Tuer un arbre, c’est tuer une âme », se plaisent à dire les Bédouins

Publié le 24/01/2023

CARNET DE ROUTE. DAHAB-AL QUSAIR (16) – Dans les déserts d’Asie centrale, un père plante un arbre à la naissance de son fils. On naît Bédouin, on ne le devient pas

Pas facile d’être un touriste! Au terme d’une longue route, le bus climatisé vous dépose au pied du monastère de Sainte-Catherine, là ou Moïse vit le buisson ardent et reçut un message de Dieu. Les scientifiques proposent deux explications à ce phénomène. L’arbre en question serait un « Dictamus Albus » qui contient des poches d’huile et prend feu au contact d’une flamme. L’autre, en « Loranthus Accaciae » en floraison prend l’allure d’un buisson brûlant.

D’une manière ou d’une autre, la légende est sauve et pour le croyant véritable, qu’il soit chrétien, juif ou musulman, ce cheminement est un pèlerinage.

MARCHES DU REPENTIR Il reste au touriste à marcher deux heures pour atteindre le sommet du Mont-Sinaï (2285 m) au lever su soleil, là où Moïse reçut les Table de la loi, puis à en redescendre par les 3750 « marches du Repentir », bâties dit-on, par une moine repenti.

Nous les empruntons à contre-sens et croisons des Sud-Africains couverts de gants et de bonnets, des retraités japonais aux genoux craquants, des Bédouins escortant habilement de jeunes Coréennes en tenues légères, une Américaine qui tremble de vertige et s’accroche à son mari. La vie chronophage de l’Occident fauche l’ultime sacralité du lieu.

ANE-POUBELLE Si le temps importe peu, prévoir de ne rien prévoir reste sans doute la meilleure façon de voyager, mais aujourd’hui Nathalie crapahute comme un chamois, trop contente de quitter enfin ses pédales pour la terre ferme. Un homme descend avec son »âne-poubelle », accompagné de son fils. Ils ramassent alentour les déchets jetés négligemment par certains touristes à côté des poubelles. Six toilettes à compost jalonnent le sentier jusqu’au sommet. Des pèlerins ont glissé de petits billets griffonnés de voeux dans les interstices des pierres de l’église cadenassée. Le sommet, tatoué de débit à boissons et de stands de bijoux, recouvrira sa sérénité dès le silence retrouvé.

Un jour plus tard, nous empruntons une sente au petit matin. A la leur du jour naissant, nous marchons l’âme légère vers le sommet du Mont-Sainte-Catherine (2642 m). Des roches rouges, des limestones, du loan, du felspars, de l’azurite et des lézardes de granit, léchées par le soleil, narrent l’histoire du Sinaï, ce triangle de terre, à cheval entre l’Afrique et l’Asie qui formait il y a vingt mille ans un seul et unique continent.

CENTRE DE GRAVITE Nous contemplons à l’est le golf d’Aqaba, profond de 1800 m qui fait partie du Rift, une fracture de plaques tectoniques qui s’étend sur 6000 km du Taurus (Turquie) au Kenya. A l’ouest, on devine le golfe de Suez et plus au nord, le canal éponyme achevé en 1869, ouvrant la Méditerranée à l’Orient et permettant aux navires d’éviter le contour de l’Afrique pour atteindre l’Europe. Dans l’ondulation des chaînes successives qui coupe le souffle, ce centre de gravité du Sinaï réussit à synthétiser des milliers d’années d’histoire humaine: le passage des pharaons Tutmsosis II et Ramsès II, de Combises (Perse), d’Alexandre le Grand, d’Antioche (Romain), des Arabes, des Croisés, de Napoléon, de Laurence d’Arabie, des Israéliens et des Egyptiens, des milliers de pèlerins, chrétiens ou ascètes qui y trouvèrent refuge.

LE « BUSTAN » Plus bas dans la vallée, un jardinier nous fait visiter le « bustan » qu’il entretient amoureusement, un ensemble harmonieux de blocs de pierres érodées, de rares arbres fruitiers et d’oliviers entourés d’un haut mur de pierres sèches pour les préserver de la voracité des chameaux.

Ce jardin reflète la noblesse d l’homme et le génie du lieu. J’y ressens le même souci de l’emplacement juste, le même soin infime apporté à chaque pousse, le même sens du détail propre au jardin d’un temple shinto. Dans les déserts d’Asie centrale, où le jardin familial est vénéré comme une parabole du paradis, un père plante un arbre à la naissance d’un fils. « Tuer un arbre, c’est tuer une âme », se plaisent à dire les Bédouins. L’homme, cet étrange animal en perpétuelle quête du lieu acceptable.

UNE HISTOIRE Sur ces hautes terres de semi-nomades, on raconte volontiers l’histoire du « Français qui veut devenir Bédouin ». Ahmed lui a pourtant dit que la vie de Bédouin lui serait trop dure, mais rien ne le résout à retourner en Europe, pas même les injonctions du cheik. Il s’achète donc un chameau, une tente et de la nourriture et s’en va dans le désert comme il se doit.

Un jour, ses victuailles viennent à manquer. Le Français se dirige alors vers un hameau et y achète les deux seules choses disponibles: du sucre et du sel. Il harnache un sac de chaque sur les flancs de sa bête. Au retour, il fait halte à mi-chemin, se prépare du thé, puis s’assoupit, mais oublie d’entraver son chameau… qui disparaît.

IMPOLITESSE Au réveil, le Français tourne en rond à sa recherche puis aperçoit un campement. le malheureux s’approche d’un vieux allongé auprès de son feu et lui demande aussitôt: « Avez-vous vu mon chameau? » Mais le vieux ne bronche pas. Pensant que le vieillard ne l’a pas entendu, il élève sa voix et réitère sa question. Le Bédouin lui répond enfin: « Tu as fait retirer la théière du feu! » lui signifiant que dans sa culture, « poser une question avant même de partager le thé, c’est manquer de patience et faire preuve d’impolitesse ».

Le Français gagné par l’inquiétude, ne saisit pas immédiatement la saveur des ses propos. Le Bédouin se penche ensuite vers l’étranger et lui dit droit dans les yeux: « Ta bête transportait du sucre et du sel, elle ne voyait que d’un oeil et avait la queue taillée. » Cette fois-ci, le Français, hors de lui, convaincu qu’il s’agit du voleur, lui lance: « Comment le savez-vous? »

RENTRER CHEZ LUI Sans broncher, le vieux lu verse une tasse de thé et lui lâche sereinement: « J’ai vu deux lignes blanches, l’une couverte de fourmis, l’autre pas. La végétation était absente d’un seul côté des traces du chameau et il n’y avait qu’une grosse crotte au milieu! » (Ndla, Explications: sa bête s’était frottée contre un acacia qui perça les sacs. Les fourmis adorent le sucre . Le chameau balaye alternativement ses crottes de sa queue d’une côté et de l’autre des ses pas). Devant le Français médusé et perplexe, ils se rendent ensemble chez le cheik qui lui conseille vivement de rentrer chez lui… On naît Bédouin, on ne le devient pas…

Claude Marthaler, Al-Qusair, km 7716

Note: Dahab est le lieu où s’est déroulé l’attentat meurtrier du 24 avril 2006.