Carnet de route Afrique-Asie #14: Rencontre avec le cycliste Tchiro

Publié le 09/01/2023

CARNET DE ROUTE, LE CAIRE-SINAÏ (14) – Un jour, cet Italien des Pouilles a remis la patente de son bar et a quitté sa bien-aimée sans lui dire qu’il ne reviendrait pas avant 5 ans, mais il ne s’en soucie guère.

Thomas Cook, le créateur de la première agence de voyages, avait du flair. Les pyramides, l’une des sept merveilles du monde, sont aussi l’attraction touristique la plus vielle de la planète. Immortalisés au sommet, d’innombrables visiteurs gravissaient il y a peu leurs hautes marches. Pour les nostalgiques, des photos sépia montrent encore un zeppelin ou un acrobate amateur en équilibre au sommet dela pyramide de Khéops en 1956. Mais devant la démesure insouciante du Caire qui a relégué ce sanctuaire au rang de vulgaire banlieue, les pharaons ont de quoi se retourner dans leurs tombes.

LES RABATTEURS La « tourist and antiquities police », armée de talkie-walkies et montées sur dromadaires, veille désormais sur les touristes à la peau écrevisse. Elle fait la chasse aux rabatteurs qui abusent de tous les subterfuges en s’introduisant illégalement sur le site: déguisement en touristes proprets extirpant à l’ultime instant de leur sac de sport des cartes postales ou chameliers qui galopent à l’approche de la maréchaussée…

Suite aux attentats perpétrés ces dernières années contre les visiteurs étrangers, le gouvernement a renforcé à la fis son pouvoir et sa vigilance. L’industrie du tourisme aux côtés des revenus du canal de Suez, du pétrole et de l’émigration égyptienne, représente en effet l’une des mamelles de l’économie nationale. Les prix d’entrée du moindre monument ont grimpé, depuis, de 70% pour financer cette force spéciale… et corruptible. Un gardien surgit de son cabanon pour nous proposer de monter en douce sur une pyramide de cinq mètre ou sur celle de Kephren 8136 mètres) selon « votre budget »…

KHEOPS Je me cabre pour entrer danse ventre de la pyramide de Kheops (146 mètres), écrasé par 46 siècles d’existence et ses 2,3 millions de bloc de calcaire pesant 2,5 tonnes en moyenne chacun! Nous glissons dans un sombre boyau remontant une échelle aménagée comme une rampe de métro. L’arrivée d’un groupe de retraités japonais, rompus à partager l’espace confiné de leur archipel, rend bientôt l’air irrespirable. Nous vivons là, pour 20 dollars, l’enfer quotidien des Cairotes.

Une peur fondamentale semble envahir chaque personne venue rendre visite à la dernière demeure du pharaon, qui se trouve en réalité depuis sa découverte… au British Museum de Londres! Dans la pénombre de la chambre funéraire, on se retrouve face à soi, au vide, à une sensation d’engloutissement.

Deux jeunes Occidentaux assis, psalmodient des mantras incompréhensibles, feignant l’indifférence devant le défilé des derniers « explorateurs », parlant aussi bien le russe que le chinois. A la clarté retrouvée du soleil de mars, nous apercevons le sphynx qui nous tourne le dos. Cette tête de femme au corps de lion assiste désoeuvrée au pauvre spectacle d’un Caire bouillonnant, boulimique d’espace et d’agitation.

TCHIRO Tchiro est un cyclonaute atypique et le premier sur notre route. Il n’hésite pas à tirer un lourd chariot derrière son vélo équipé de sacoches, d’où dépassent un tréteau et un tabouret pliable! Sa tête joviale d’Italien des Pouilles, mal rasée et ceinte d’un chèche, fait que les Egyptiens l’interpellent en arabe.

Tchiro a parcouru 3800 km depuis 6 mois en passant par la Turquie, la Syrie et la Jordanie. Il a remis un jour la patente de son bar et a quitté sa bien-aimée, sans lui dire qu’il ne reviendrait pas avant cinq ans, mais ne s’en soucie guère. Damas l’a retenu deux mois et il s’apprête à planter son ancre un mois au Caire, qu’importe. Ses peintures sur contreplaqué, destinées à la vente, ont toutes finies en cadeau.

REFUS DE MODERNITE Tchiro souhaite seulement réaliser une sorte de boucle à l’inverse des aiguilles d’une montre en rebondissant sur la ligne de l’équateur et atteindre le Maroc en 2011. Sa bonhomie n’a d’égal que sa naïveté. Il apprend de notre bouche la guerre qui fait rage en République démocratique du Congo. Après avoir utilisé quelques appareils photo jetables, il s’est finalement décidé à investir dix euros dans un modèle d’occasion. L’internet? Il n’en a que faire. Son refus de la modernité lui est aussi indéfectible que le tabac.

A mi-chemin entre le Caire et Suez, le café où nous nous rencontrons se trouve en pleine zone militaire. Vers 19 heures, deux généraux, aussi embarrassés que paranoïaques, débarquent: « Parlez-vous arabe? » Mais devant notre trio de cyclistes fatigués qui détiennent une réserve inépuisable de temps, il se résoud à accepter notre présence pour la nuit et du coup chasse les deux employés de leur chambre. Malgré notre malaise, il nous ordonne d’en prendre possession. L’anachronique Tchiro plantera sa tente à l’intérieur du café et sera réveillé en plaine nuit par une meute de souris.

TAREK Tarek nous accueille chez sa mère à Suez. C’est un barbu, un vrai, champion de la bonne cause. Thé, pâtisseries, sourires de bienvenue; enfin sa mère et sa soeur apparaissent légèrement effacées, le visage à découvert et les pieds nus. Tarek se réjouit de son premier séjour, au Danemark, où il complètera sa formation de technologie médicale.

Mais bien vite, je sens qu’il fait du prosélytisme comme je pédale: sans répit ni concession. Il me charge du « Petit guide illustré pour comprendre l’islam », un demi-kilo de documents que je lui promets de lire. Au moment de la cinquième prière, il nous accompagne d’un pas leste vers la mosquée.

LA PAUVRETE Nous retrouvons l’air frais du canal de Suez où à chaque passage de navire battant pavillon américain, la police nous prie de dégager prestement. Juste en face, nous distinguons les montagnes d’Arabie Saoudite, les pays des lieux les plus sacrés de l’islam. Une méprise profonde traverse souvent nos rapport aux Egyptiens. Le soi-disant « clash des civilisations » masque un réel problème irrésolu bien plus fondamental: celui de la pauvreté et de l’absence d’éducation. Le riche voyage, le pauvre demeure.

Les Egyptiens, réalistes et moqueurs, résument ainsi la vie politique de leur pays depuis leur indépendance (1956): Nasser, Sadate, Moubarak. Le premier nous a tous permis de manger du « mesh » (vieux fromage du delta du Nil), le deuxième nous a enseigné « el rish » (rouler, le capitalisme sauvage, la corruption), le troisième, une molle personnalité, n’ose même pas « frapper la mouche » qui se pose sur son visage: « Ouala be hich, Ouela bi Hinidi ».

Claude Marthaler, Al-Qusair, le 11 avril 2006, km 7716