Carnet de route Afrique-Asie #12: Bombardés de « crottin frais »

Publié le 21/12/2022

CARNET DE ROUTE (12) – A vélo, Claude Marthaler et son amie Nathalie sont arrivés en Egypte. L’histoire du crottin aurait été inconcevable en Libye.

Derrière nous se dissout un pays « kadhafien » qui rime encore en nous avec « kafkaïen » et gentillesse. De part et d’autre de la frontière comme tous les vendredis matin, jour de prière musulmane, les mosquées sont noires de monde et la route quasi déserte.

De rares taxis collectifs, penchés à faire gémir des amortisseurs depuis longtemps amortis, roulent au compte-goutte. A l’arrière de ces vaillantes Chevrolet, des grappes d’hommes, cul sur les talons effleurent le macadam de leurs « galabeyas » (l’habit traditionnel masculin). De leurs toits encombrés de sacs de ciment et de matelas, dépassent des paires de jambes pendelantes.

TV DU PAUVRE Des bergers viennent faire paître leurs bêtes au milieu des voies, pour se relier un peu au monde en marche, la route, cette TV du pauvre. A intervalle régulier, les bidasses s’exercent au ballon rond dans de minuscules terrains, cernés de fils barbelés à l’image de leur équipe nationale qui vient de remporter la Coupe d’Afrique… s’ils ne dévalent pas les escaliers de leur tour de garde turquoise pour nous saluer chaleureusement.

Nous croisons quelques rares charrettes conduites par des hommes enturbannés et des femmes bâchées de noir de la tête aux pieds avec une fente pour seule ouverture sur le monde.

43 FR.PAR MOIS « En Egypte, où l’on peut parler mais pas agir à sa guise, « la vache qui rit » que l’on trouve dans la moindre épicerie, est aussi le surnom du président fraîchement réélu », nous apprend Jad avec irrévérence. Il s’indigne que le littoral, habitat des tribus de Bédoins, ait été confisqué par l’Etat égyptien. Bédoin lui-même, il est enseignant et ne gagne que 200 LE (soit 43 chf) par mois.

Tout en nous préparant un « tchaï » sur son Butagaz en bordure de route, il tient à nous dire que « les Libyens sont des demi-musulmans… » et que « les mususlmans ne sont pas des terroristes », auquel je rajoute: « les terroristes ne sont pas des musulmans! » Plus conservateur lorsqu’il parle de lui-même, il refuse de nous dire le nom de sa femmes et avoue qu’avant la nuit de noces (comme il est de coutume), il ne connaissait pas sa future épouse qu’en photo! Lorsque je lui demande ce qu’il pense des « Sundi barid », (« les boîtes aux lettres », c’est ainsi que que l’humour décapant égyptien décrit la tenue féminine la plus sévère), il trouve que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes…

COFFRE-FORT Le thé, que l’on prend à toute heure et en toute occasion, nous sert pour l’instant d’unique repère dans ce paysage austère d’amandiers en fleurs, de figuiers et de maisons aux toits plats annoncées par des colombiers. Tariq nous tire par la manche vers son échoppe. Il nous montre des cages à poules, vides. La grippe aviaire a officiellement atteint sept volailles en Egypte. « D’où venez-vous? – Suizra ». Aussitôt, un double coffre-fort s’allume dans ses yeux. Il veut à tout prix se rendre en Suisse et me demande de dessiner les pays limitrophes. « Et la mer? ». J’ai à peine le temps de lui répondre, car en me retournant je me trouve soudainement nez à nez avec des dizaines de coffres-forts supplémentaires.

Un bain de foule spontané dans lequel il faudra désormais apprendre à nager. Le fait d’être Suisse nous amène un concert d’éloges… mais aussi une subite augmentation de prix dont la Libye nous avait épargnés. Dès le prochain village, nous nous déclarons Français et les prix baissent, sensiblement. L’attroupement généré par notre présence s’exclame d’une seule voix: « Jacques Chirac » Les pouces se lèvent, suivis d’un triomphant « Zidane » pourtant détrôné dans sa cote de popularité face au président qui a refusé d’envoyer des troupes en Irak…

REVOLTES La traversée de la Libye « socialiste » nous a rendus étrangers à cette atmosphère à la fois excessive et alnguie. La nuit tombe sur Marsa Matrouh, un pick-up passe et on nous bazarde du crottin frais! Nous restons un instant abasourdis et révoltés par ce geste absurde, inconcevable en Libye.

L’Egypte se réveille la nuit et nous nous perdons, fatigués par l’étape dans ses rues illuminées et prises d’assaut par les piétons. D’un côté, cette vie débordante où faire du shopping constitue le deuxième sport national (après le football) nous réjouit. La présence nombreuse d’enfants qui jouent dans la rue, les cafés et les négoces qui convertissent leur portion de trottoir en succursales, les cuisiniers alertes qui happent le client potentiel, toute cette irruption chaotique de la libre entreprise nous saisit d’un fraîche vitalité.

Mais de l’autre, les regards masculins portés à Nathalie, se font lourds et insistants. Lorsqu’elle s’essaye à rouler en tee-shirt, la réaction est immédiate: au risque de sérieux torticolis, les passagers masculins de microbus dévissent leurs têtes par dessus les portières… et les perdent!

COLERE Je mesure là le degré élevé de leur ignorance et combien la bicyclette a compté comme instrument d’émancipation de la femme en Europe. Mais je ressens surtout ma compagne bouillir comme une marmite à pression, prête à exploser. Jour après jour, son carnet de notes se noircit de colère, de « gros lard accroché à mon guidon, yeux lubriques de merlant frit », et j’en passe… Dans le recoin d’un restaurant où nous mangeons, un homme barbu tient pudiquement sa tendre, recouverte du « niquab », par la main (deux yeux apparaissent)… Il l’accompagne jusqu’aux toilettes et, très digne, fait le guet…

Celui qui frappe le plus fort emporte la mise

ALEXANDRIE A l’approche d’Alexandrie, des stations balnéaires se chevauchent sur cent km! Le paysage se tapisse outrageusement d’affiches de publicité géantes. Un Superman surfe sur une Mastercard au-dessus de la planisphère… Mais le trafic houleux d’Alexandrie nous ramène vite à la crue réalité d’un pays aux disparités sociales criantes. Un tram jaune citron tressaille sur ses rails et fait trembler les hautes bâtisses de construction européenne.

Mû par une ressort incompréhensible, une charretier nous fait la course. Il fouette son cheval comme un damné et tire sur les mors à chaque embouteillage. Nous retrouvons le pauvre canasson aux côtes saillantes, la tête renfrognée, bavant sur le coffre d’une Lada.

VIOLENCE J’évite de justesse une voiture qui fonce à tombeau ouvert et menace de m’aplatir contre un bus. Plus loin, un voleur virtuose démonte au tournevis le rétroviseur d’un taxi collectif, mais se fait aussitôt ceinturer par le chauffeur. La violence latente perçue à la frontière, ressurgit à n’importe quel instant. Le trafic automobile révèle l’inconscient collectif d’un peuple où seul celui qui frappe le plus fort emporte la mise.

Notre traversée de l’Egypte nous confirmera, hélas, ces premières impressions dans bien des situations: ignorance ou mépris de l’autre, esprit individualiste, règlement rapide et momentané d’un problème fondé sur l’informel, contourné plutôt que résolu, comportement fiévreux et réaction disproportionnée. L’Egypte est assise sur un volcan.

LIRE POUR TOUS Autrefois chaque vaisseau entrant dans le port d’Alexandrie devait remettre les manuscrits en sa possession pour qu’ils soient recopiés. L’Antique bibliothèque créée au début du troisième siècle avant J.-C. aurait renfermé 500’000 écrits. La nouvelle Bibliotheca Alexandrina inaugurée en grande pompe en 2002, s’inscrivait dans l’action « lire pour tous ».

Le gouvernement prévoyait l’établissement de 1500 bibliothèques à travers l’Egypte. Finalement le projet pharaonique engloutit la totalité du budget alloué. Sur cette terre qui inventa l’écriture et le papyrus, on compte aujourd’hui 35% d’analphabétisme chez les hommes et 54% chez les femmes, allant jusqu’à 85% en zone rurale.

Claude Marthaler, Frontière Egypte, Alexandrie, Delta du Nil, Le Caire. Suez, 19 mars, km 6704

La liberté, 22 mars 2006